Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/369

Cette page a été validée par deux contributeurs.

chaque mot enthousiaste, elle était la grâce même, tout ce qu’on peut imaginer de plus charmant, de plus ondoyant, de plus féminin, et de plus frivole. Ses parens l’avaient élevée pour être une jeune personne brillante, et ils avaient réussi à souhait. Toute petite, elle avait eu de grands succès dans les bals d’enfans, et son père lui avait prédit qu’elle tournerait la tête à tous les grands-ducs. Anna, — de son petit nom Aniouta, — en avait accepté l’augure, et elle pleura beaucoup en se voyant enterrée à Palibino. Sa mère l’emmenait chaque hiver passer quelques semaines à Pétersbourg ; mais la campagne ne lui en paraissait que plus triste au retour. Dans son ennui mortel, elle essaya de plusieurs « états d’âme », sans trouver la paix dans aucun.

À quinze ans, elle fut romantique. Elle lut autant de romans de chevalerie que don Quichotte, avec la même foi, et les mêmes résultats pour son bon sens. Il y avait à Palibino une tour délabrée et abandonnée. Aniouta s’y arrangea une chambre de princesse du moyen âge, tendue de vieilles tapisseries et ornée de trophées d’armes. Toute de blanc habillée, elle y passait ses journées à broder les armes de la famille, — celles de Mathias Corvin, — en guettant l’arrivée du beau chevalier qui la délivrerait des barbares ; mais il ne venait que des Sancho Pança, déguisés en moujiks.

À seize ans, elle devint une penseuse en lisant un roman de Bulwer. C’était par un beau soir d’été. Sophie avait réussi à échapper à son Anglaise et était grimpée dans la tour pour voir ce que faisait sa grande sœur. Elle la trouva étendue sur le divan, les cheveux épars, le corps secoué par des sanglots. Aniouta venait de découvrir, en même temps, que le secret de la destinée humaine est impénétrable, et qu’il n’y aura pas de bonheur sur la terre tant qu’on n’aura pas percé ce mystère : « Je ne pleure pas sur moi, murmurait-elle d’une voix entrecoupée. Je pleure sur vous tous. Ne pas savoir ce qui nous attend, penser que nous ne le saurons jamais, jamais ! oh ! c’est affreux, affreux ! » Ayant eu ces pensées profondes, elle se crut obligée de prendre un air triste et doux qui inspirait un grand respect à sa mère et à sa sœur ; mais le général Kroukovsky ne fit qu’en rire.

À dix-sept ans, Aniouta oublia ses doutes torturans et voulut se faire actrice. Elle sentait que sa vie était là, et demeurait inconsolable parce que son père refusait de la laisser se donner à l’art. L’apparition dans ses forêts d’un représentant de la jeune génération vint fort à propos la distraire, et changer une fois de plus le cours de ses idées.

Le pope de la paroisse, le Père Philippe, avait un fils, voué au