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et le caprice des fonctionnaires, aigrirent les esprits et firent une nuée de mécontens. L’ancienne patience s’en était allée avec l’annonce des réformes ; la perspective d’un changement avait rendu soudain intolérables des choses qu’on supportait auparavant sans songer à s’en plaindre.

Les réformes mêmes firent d’autres mécontens. L’abolition du servage avait causé des ruines innombrables, et toutes les nouvelles lois amenaient des déceptions. Il avait manqué à cette vaste entreprise un plan général, une logique[1] ; les réformes paraissaient à beaucoup incomplètes, à tous inefficaces. On avait cru naïvement aux panacées, et il fallait en rabattre. On avait demandé naïvement, qui l’abolition de la noblesse, qui la convocation des États-Généraux, et l’on en voulait au gouvernement de ne pas avoir donné l’impossible. Avec des autorités pleines de mauvaise volonté, les exagérations et les impatiences eurent vite fait d’amener des réactions brutales, et, de celles-ci aux menées révolutionnaires, il n’y eut qu’un saut. Alors la vieille génération, dégrisée, enraya ; mais il n’était plus temps d’arrêter la jeunesse. Dès le début, celle-ci avait été beaucoup plus avancée, ainsi qu’il est de règle. Mme  Kovalevsky nous a dit comment, de théorie en théorie, de discussion en discussion, on en était venu à se brouiller entre parens et enfans dans la plupart des familles. Tourguénef a peint cette scission dans un de ses chefs-d’œuvre, Pères et Enfans. Ce fut encore bien pis lorsqu’il se produisit un recul chez les parens. Le fossé qui séparait les deux générations devint gouffre. La jeunesse cultivée, que harcelaient d’autre part des fonctionnaires imprudens, déclara la guerre à l’ordre social tout entier, qu’elle accusait de l’avoir trompée, et ce furent les étudians, les élèves des séminaires, leurs sœurs, qui formèrent le noyau du parti nihiliste ; les procès politiques l’ont surabondamment prouvé[2].

Cependant le général Kroukovsky vivait dans une sécurité parfaite. De ses trois enfans, sa fille aînée lui semblait seule en âge d’avoir une opinion, et Anna était la dernière personne de qui l’on eût pu craindre une idée sérieuse ou une résolution exigeant de l’énergie. C’était la femme slave des romans cosmopolites : impressionnable et fantasque, séduisante et mobile. Très blonde et très blanche, avec des yeux verdâtres et langoureux qui flambaient à

  1. L’Empire des Tsars, par Anatole Leroy-Beaulieu.
  2. La statistique a donné un illettré sur 100 parmi les révolutionnaires avérés. « Entre les conspirateurs, 80 p. 100 ont reçu une instruction supérieure ou secondaire, la plupart dans les écoles du gouvernement. Mêmes résultats pour les femmes. » (L’Empire des Tsars.)