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sentait l’huile, l’encens, la chandelle et je ne sais quel onguent cher au paysan russe. Le tout ensemble composait une odeur très particulière, très nationale, et qui tend à disparaître de la Russie. Mme Kovalevsky croit qu’elle n’existe plus guère à Saint-Pétersbourg ni à Moscou ; mais on la retrouve encore dans les campagnes, où elle éveille chez les gens âgés le souvenir d’un passé qui s’en va, malgré l’attachement de ce peuple à ses vieux usages.

Les trois enfans couchaient dans cette pièce étouffée, avec niania et une pauvre servante, Thécla la Camarde, qui dormait par terre sur un morceau de feutre. Anna était souvent admise au salon, mais les deux petits ne bougeaient de leur chambre. On ne les promenait pas. On n’ouvrait jamais les fenêtres. Ils jouaient, mangeaient, vivaient là, en compagnie d’un tas de commères auxquelles niania offrait du thé et du café. Mille odeurs diverses, parmi lesquelles celle, tant subtile et tenace, dont il a été parlé, flottaient sous le plafond bas et rendaient l’atmosphère suffocante. L’institutrice française d’Anna n’entrait jamais chez son élève sans se boucher le nez. — « Je vous en prie, ouvrez le vasistas, « disait-elle d’une voix plaintive. — « Ouvrir le vasistas, pour que les enfans des maîtres prennent froid, » grondait niania. Autant lui dire tout de suite de les débarbouiller, en plein hiver. « Serpent, va ! » murmurait-elle dans le dos de l’institutrice.

Niania personnifie la répugnance invincible du moujik à accepter les usages des autres civilisations. Elle hait cette étrangère, qui veut introduire dans une famille orthodoxe les manières de faire de son peuple hérétique. À ses yeux de paysanne russe, les us et les coutumes de son village reçoivent de leur antiquité une espèce de consécration religieuse. Il y a de la piété dans sa résistance aux innovations.

La propreté n’est pas au nombre des traditions nationales de niania. « Il faut convenir, écrit Mme Kovalevsky, que notre toilette ne prenait pas grand temps. Niania nous passait une serviette mouillée sur la figure et les mains, donnait un ou deux coups de peigne dans notre tignasse emmêlée, nous enfilait une robe où il manquait souvent plusieurs boutons, — et nous voilà prêtes !

« Ma sœur va prendre sa leçon chez l’institutrice, mais je reste dans la chambre avec mon frère. Sans se mettre en peine de notre présence, niania balaie le plancher, d’où s’élève un épais nuage de poussière. Elle recouvre nos lits avec leurs petits couvre-pieds, secoue ses oreillers, et la chambre est faite pour toute la journée. Je m’assois avec mon frère sur le divan de maroquin, dont les trous laissent échapper de grosses touffes de crin, et nous jouons avec nos joujoux. »