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Grâce aux voyages d’explorateurs tels que Fischer et Thomson, on voyait plus clair dans la région qui s’étend de l’océan Indien au Nil. Les Anglais pouvaient marcher droit devant eux, sans hésitation. Mais des difficultés politiques les ont arrêtés. Avant de tenter de pénétrer dans la province équatoriale, la prise de possession de l’Ouganda (ce royaume situé sur la rive nord-ouest du lac Victoria) leur parut indispensable. Ils étaient séduits par sa valeur économique, car l’ivoire y abonde. S’ils tardaient à s’y établir, d’autres Européens, les Allemands par exemple, n’imiteraient sans doute pas leur discrétion. Enfin et surtout, ils supposaient que la conquête de la province équatoriale serait la conséquence naturelle de leur établissement dans l’Ouganda.

C’est précisément cette prise de possession qui a été très difficile. L’Ibea est tombée dans un filet, aux mailles très fines, au milieu duquel elle se débat encore. Pour comprendre comment ses progrès ont été entravés, il est nécessaire de connaître, au moins d’une façon superficielle, l’étal politique de l’Ouganda.

Le roi se nomme Mouanga, il règne depuis 1884. Age : trente ans environ, taille au-dessus de la moyenne, face bouffie, yeux sensuels; au demeurant aucun signe particulier : un de ces types de nègres, comme il y en a des millions sur la surface du continent noir. Des Anglais, qui ont eu avec lui de mauvais rapports, l’ont traité de « brute » et de « fou ». Sans doute, certains de ses actes sont d’un fou et d’une brute, mais cette définition trop simple n’explique pas son caractère. C’est un timide. Lors de sa première entrevue avec le commissaire impérial britannique, sir Gerald Portal, « il était oppressé et tremblait de tout son corps[1] ». Pendant l’audience qu’il donna à Stuhlmann, il riait niaisement, sautait d’un sujet à un autre, passait du coq à l’âne, le tout pour dissimuler son profond embarras. Mais il a surtout une peur atroce de perdre son royaume. Il a prononcé en 1886, devant le missionnaire français, P. Lourdel, ces paroles vraiment curieuses : « C’est moi qui suis le dernier roi de l’Ouganda; les blancs s’empareront de mon pays après ma mort. De mon vivant, je saurai les en empêcher, mais après moi se terminera la liste des rois nègres de l’Ouganda[2]. » Voilà qui n’est ni d’un fou, ni d’une brute, mais au contraire d’un politique avisé. Il ignore que le bey de Tunis est tombé au rang d’un fonctionnaire français; que le Khédive d’Egypte est un pupille, que son tuteur anglais reprend vertement

  1. Eugène Wolf, Die Neuordnung der Dinge in Uganda. Berliner Tagblatt, n° du 27 juin 1893.
  2. Lettre du R. P. Lourdel, supérieur de la mission de Rubaga, à Son Ém. le cardinal Lavigerie. Les Missions catholiques, 1886, p. 314.