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où il prenait la plume[1], le siège était levé. Cependant la dépêche avait ému M. le Prince. On voit dans la réponse[2] qu’il a peine à se contenir : « ...Aussy bien je ne puis marcher que les troupes (envoyées de Lorraine) ne soient arrivées sans tout risquer mal à propos. Je vous ay mandé au vray l’estat de l’armée; comptés sur ce que je vous ay mandé; tout ce que vous en croirés de plus est une pure illusion... Si j’avois cru pouvoir m’avancer sans ruiner l’armée et hasarder trop manifestement les affaires du Roy, je n’aurois pas pris avec bien du plaisir le party de demeurer; mais les ennemis, en levant le siège de Saverne, m’ont osté ce chagrin-là. »

Au milieu de tant de soucis et de travaux, ces rapports de ministre à général sont pour Condé une source de déboires. Jadis il eût rompu avec éclat, brisé tous les liens. Aujourd’hui rien ne le fait dévier de la voie qu’il s’est tracée. La confiance que le Roi lui témoigne pour les affaires de la guerre ne lui fait pas illusion; il sait que le moindre incident pourrait faire revivre les souvenirs du passé. La lutte, comment l’engager, aujourd’hui que Turenne n’est plus là[3] pour faire diversion, soutenir ou même commencer l’attaque? Seul aux prises avec le ministre, Condé se perdrait sans retour, ruinant du même coup l’avenir qu’il rêve pour son fils. Il n’abandonne pas ses idées, riposte parfois aux gourmades, mais il obéit toujours et dévore les affronts. En voici un qu’il ressentit plus vivement qu’aucun autre. Au commencement de l’année, Louvois avait prescrit de casser les capitaines dont les compagnies avaient été trouvées faibles ou qui ne s’étaient pas conformés à certaines prescriptions des nouveaux règlemens. Ne voulant pas congédier de bons officiers de guerre pour quelques peccadilles administratives et troubler en pleine campagne l’harmonie de son infanterie, Turenne se dispensa de faire cette exécution ; il était trop bien en cour pour que Louvois osât insister. Mais lorsque M. le Prince prit le commandement, les mêmes ordres lui furent expédiés. Il défendit ses officiers contre des sévérités qu’il jugeait excessives[4], et « deux fois il a escrit pour que l’on voulust bien changer de résolution ; on luy a envoyé un ordre très sec de tout casser, de sorte que toute une armée voit que, se tuant pour servir de son mieux, il n’est pourtant pas en estat de rien obtenir pour le moindre de ses officiers[5]. »

  1. Louvois à M. le Prince, 14 septembre. A. C.
  2. M. le Prince à Louvois, 18 septembre k minuit. A. C. (minute).
  3. Comme à la fin de 1673.
  4. M. le Prince à Louvois, 3, 6, 13 octobre. A. C. (minutes).
  5. M. le Duc à Gourville, 15 octobre. A. C.