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pas impossible. Toutefois, ni à Versailles, ni à Châtenois, on ne s’expliquait bien les mouvemens de Montecuccoli. Pourquoi canonner Saverne et se retirer presque aussitôt dans la direction de Wissembourg? Toutes les raisons que nous venons d’indiquer pouvaient avoir eu part à sa résolution ; mais il s’en présentait d’autres et plus péremptoires : d’abord, l’inquiétude causée par les dispositions de l’électeur Palatin : il importait que l’armée se rapprochât de lui pour le maintenir dans le parti de l’Empire; enfin et surtout la grave maladie de M. de Lorraine, bientôt suivie de sa mort (17 septembre). Cette fin délivrait la France d’un de ses plus redoutables ennemis, fauteur infatigable de coalitions, d’entreprises perfides ou téméraires. Nous l’avons rencontré bien souvent, depuis le jour où, trente-deux ans plus tôt, il surprenait Rantzau à Tüttlingen, jusqu’à celui tout récent où il battait Créqui à Consaarbrück, chant du cygne de ce héros incomplet, alternativement grand ou grotesque[1]. L’opération dont il était l’âme s’arrête avec sa vie ; bientôt son armée se sépare ; les divers souverains rappellent leurs troupes au delà du Rhin ; elles reparaîtront l’année suivante.

L’horizon s’éclaircit devant M. le Prince; la période de grande anxiété tire à sa fin. L’ennemi s’éloigne, et tous les secours avancent ou approchent : « Si vous estes attaqué, écrit Condé à Mathieu[2], je suis plus en estat de vous secourir qu’il y a un mois, m’estant arrivé de la cavalerie et devant m’en arriver encore plus dans un jour ou deux avec beaucoup d’infanterie. » Mais on ne vit plus d’attaque ni contre Haguenau, ni contre Saverne, ni contre aucune autre place ; il n’y eut que des feintes dont à peine on tint compte. Pendant six semaines, Montecuccoli se maintint dans la même région, traversant ou retraversant la fauter, passant dans le Palatinat, revenant en Basse-Alsace, et recommençant plusieurs fois ce manège. S’il pousse jusqu’à Kandell[3], et plus loin encore vers le nord dans la direction de Spire, ce n’est pas seulement pour faire vivre sa cavalerie, mais pour surveiller l’électeur et surtout contrôler les mouvemens de la garnison de Philisbourg. Nous avons là un gouverneur, du Fay, dont l’activité inquiète les Impériaux; car le feld-maréchal a des arrière-pensées sur la forteresse. Parfois il s’en approche si près qu’on lui prête quelques velléités d’attaque. « Ils font mine

  1. Charles IV laissait le titre de duc de Lorraine à son neveu Charles V, dont nous avons parlé plus haut. Ce fut le fils de Charles V qui rentra en possession du duché de Lorraine en 1697.
  2. 29 septembre. C. P.
  3. Langen-Kandell, dans le Palatinat cis-rhénan, à mi-chemin entre Landau et Lauterbourg.