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en le repassant, de sauver les deux Alsaces, le pays estant situé comme il est, les places aussy meschantes comme elles sont, et Strasbourg donnant le passage comme il le donne. »

En se maintenant sur les bords de l’Ill, M. le Prince court risque d’être tourné par le pied des montagnes, d’amener les ennemis à Schelestadt avant lui et de leur ouvrir ce chemin qu’il tient tant à fermer. Aussi ne s’attarde-t-il pas aux environs de Benfeldt. Le 29 au soir, il avait repris son camp de Châtenois, fortement retranché. Ses prévisions se réalisent. Le mouvement des ennemis se prononce ; ils ont marché par le pied des montagnes, traversé Obernai, et s’arrêtent à Epfig, à deux petites lieues de Châtenois (1er septembre). « S’ils nous attaquent, nous tascherons de les bien recevoir : or il faut qu’ils nous attaquent pour remonter plus haut[1]. » Ainsi voilà Condé posté à Châtenois comme jadis aux bords du Piéton, guettant l’ennemi, prêt à se jeter sur lui s’il ose défiler devant le front de bandière des Français ; mais Montecuccoli ne sera pas aussi téméraire que le prince d’Orange. Pendant quelques jours, il conserve ses positions. L’infanterie française reste immobile dans ses redoutes ; notre cavalerie se réveille et se rétablit un peu; elle a reçu quelques remontes, enlevé de grands fourrages, et s’engage, non sans succès. M. de La Roquevieille se signale dans un brillant combat. Enfin, le 6 septembre, le feld-maréchal abandonne définitivement ses projets sur la Haute-Alsace et remonte vers le nord, observé, suivi par nos chevau-légers.

Ces deux semaines d’opérations décidèrent du sort de la campagne. Condé s’y montre sous un jour nouveau; il a engagé avec Montecuccoli une partie stratégique qu’il finira par gagner. Déjà les premiers points sont pour lui ; par sa sagacité, son à-propos, l’heureuse alternative de la résolution et de la prudence, il a infligé à son adversaire un échec dont celui-ci ne se relèvera pas, bien que la série des incertitudes et des incidens graves ne soit pas encore épuisée : une nouvelle tragédie vient de s’accomplir sur les bords de la Moselle.

Disparu d’abord dans la bagarre de Consaarbrück, Créqui s’était dégagé et jeté dans Trêves. Sa présence au milieu d’une forte garnison faisait espérer que M. de Lorraine et son armée seraient retenus longtemps devant la place. Mais Trêves vient de tomber subitement, de la façon la plus inattendue (6 septembre); le maréchal de Créqui est prisonnier de guerre, trahi par la garnison insurgée qui a ouvert ses portes à l’ennemi[2]. Le contre-coup

  1. M, le Prince à Louvois, 1er septembre. A. C. (minute).
  2. Le 12 août, Créqui avait reparu dans Trêves. Au bout de peu de jours, les pertes infligées à l’assaillant étaient telles que le maréchal crut devoir annoncer qu’il sauverait la place. Cependant l’ennemi était parvenu à faire brèche au corps de place, Créqui était là, soutenant une lutte suprême. Tout à coup, un capitaine de Navarre. Boisjourdan, l’interpelle vivement au nom de ses camarades sacrifiés, disait-il, et va jusqu’à mettre l’épée à la main. L’assistance était muette et sympathique. Boisjourdan échappe aux gardes qui veulent le saisir, se glisse le long du rempart, va trouver les alliés, signe une capitulation (6 septembre). Les portes s’ouvrent devant lui; l’ennemi entre dans la place. Créqui s’enferme dans une église avec quelques hommes d’honneur; il est cerné, fait prisonnier de guerre. — Le châtiment de ce crime abominable fut incomplet : Boisjourdan décapité, deux officiers dégradés, quelques malheureux soldats pendus. Le Roi s’indigna avec raison; il aurait voulu que non seulement les traîtres et leurs complices, mais les chefs de corps et de compagnie qui n’avaient pas su maintenir leurs soldats dans le devoir fussent sévèrement punis.