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son personnage se dessine : corps, esprit, âme, de lui tout est rendu. Le corps le premier. « En ce bedon, s’écrie-t-il, tonne un millier de voix qui proclament mon nom! » À ces «voix intérieures» les voix du dehors répondent. De mesure en mesure, par les rythmes et par les timbres l’orchestre se dilate; il engraisse véritablement; les harmonies et les sonorités se fortifient ensemble. « Falstaff immense ! » hurlent les deux compagnons ; et ce n’est plus seulement lui, c’est toute la gent porte-bedaine, les Gargantua et les Sancho, c’est la puissance de la matière, c’est l’apothéose de la chair, que célèbre, à la manière d’un tableau de Jordaëns, la tonitruante acclamation. De cette masse aussitôt l’esprit se dégage. Que de prestesse et de précision dans la confidence faite par Falstaff de ses rencontres amoureuses et de ses galans desseins ! Sur quel fond de symphonie, sur quelle riche trame le dialogue sème ses broderies ! Comme cela est copieux et cependant comme cela est léger! Comme cela enfin, lorsqu’il le faut, est sérieux! Le monologue sur l’honneur a des dessous de psychologie où se révèle à qui sait l’y chercher une profonde intelligence de Shakspeare. Dans ces éclats de colère et ces dédaigneux silences, tantôt dans cette plénitude et tantôt dans ce vide où tombent quelques notes à peine, dans le fracas ou dans le mutisme de l’orchestre, Falstaff est tout entier; il y est avec ses fureurs cyniques, avec l’insolence de son ironie, avec son mépris et presque son dégoût de lui-même et de ceux qui lui ressemblent.

Le tableau qui suit est pour l’oreille et pour l’esprit un éblouissement. On se le rappelle, après l’avoir entendu, comme un feu d’artifice de mélodies, d’harmonies, de rythmes et de timbres, comme la floraison musicale d’une imagination et d’un génie de vingt ans. C’est, entre neuf personnages, quatre femmes et cinq hommes, une succession, puis une combinaison de commérages et de caquets jusqu’ici, je crois, sans exemple. Les femmes d’abord se montrent les billets doux de Falstaff, les lisent, les relisent en riant, et cette lecture commencée sur un plaisant motif de cor anglais, interrompue, reprise en des tonalités de plus en plus claires, de plus en plus savoureuses, s’achève avec l’effusion que Verdi seul sait donner à la chute d’une période vocale. Au quatuor féminin s’enchaîne un quintette masculin, sur un rythme et dans un ton différens. Idées, mouvemens, sonorités, tout incessamment se renouvelle. Entre les divers épisodes pas un vide, mais des transitions exquises, musicales autant que scéniques ; des fils ténus et brillans, pour nouer le collier. Délicieux, l’intermède des petits amoureux et le double baiser pris au vol, dont la douceur se prolonge avec l’adieu qui s’achève en fuyant — Maintenant les deux groupes, compères et commères, se réunissent. Le quatuor et le quintette, tous deux rapides, et syllabiques tous deux, courent ensemble, l’un enveloppant l’autre dans un balancement harmonieux. Seule au milieu de ce babillage, la voix du ténor trace en notes tenues une ligne idéale autour de