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son heure pour venir au monde ; que s’il était né trente ans plus tôt, on l’aurait vu sous la Restauration professeur en Sorbonne applaudi et destitué, sous la monarchie de Juillet, membre autorisé du conseil d’État et du conseil de l’instruction publique, puis brillant député, cherchant sa voie entre M. Thiers et M. Guizot, et bientôt peut-être sous-secrétaire d’État. Ce qui me parait certain, c’est qu’il avait raison de regretter le régime du suffrage restreint, que, n’ayant rien du tribun, il y avait incompatibilité d’humeur entre le suffrage universel et ce doctrinaire impénitent.

Il détestait la démocratie plus encore qu’il ne l’a dit. A ses yeux le premier mérite du gouvernement constitutionnel, tel qu’il le comprenait, était de servir de rempart contre l’omnipotence du nombre et de garantir les libertés publiques contre la tyrannie d’en bas. Il déclarait que de lord Byron et de M. Thiers au prolétaire, qui n’est qu’un esclave affranchi, il y a une lente et continuelle dégradation de l’espèce, que le dernier est plus près de la brute que de l’idéal humain. Il s’indignait à la pensée « qu’une masse d’êtres inférieurs » lui faisait la loi, lui imposait sa volonté ; que, ne pouvant s’élever jusqu’à lui, elle l’abaissait jusqu’à elle; que, n’ayant pas ses besoins, elle le privait de ses jouissances; que, n’ayant pas ses facultés, elle lui en interdisait l’exercice : « Et je laisserais se faire patiemment cette mutilation de ma nature par ces Procustes hébétés ! Non, pas plus que je ne laisserais ronger mes livres par les rats, qui, innocemment aussi, ne les trouvent bons qu’à être rongés ; pas plus que je ne laisserais casser mes lunettes par un aveugle, mon peigne par notre camarade X***, qui s’en passe, ou mon pot à eau par X***, qui n’en a pas besoin. »

A deux reprises cependant il essaya de conquérir les bonnes grâces de ce souverain juge qu’il méprisait. Candidat au Corps législatif en 1863, à Paris et à Périgueux, il échoua dans les deux collèges. En 1869, à Nantes il tenta de nouveau la fortune, et une fois encore, il perdit la partie. Il y avait dans ces campagnes désespérées quelque chose qui aiguisait son courage, il combattait comme un lion. Il avait du sang-froid et le don de la parole. Dans les réunions les plus bruyantes, au milieu d’un tapage d’enfer, il attendait impassible, les bras croisés, qu’on lui permit d’ouvrir la bouche ; puis, la colère le prenant, il commençait « si haut et si clair » qu’il fallait bien l’écouter : « J’ai été vraiment éloquent, parce que j’ai été dur et insolent pour des adversaires que je croyais voir en face, et que j’avais un plaisir extrême à mettre en déroute. » Il se contentait de peu; on chagrine ses adversaires en leur disant leur fait, on les chagrine bien davantage en se faisant élire à leur barbe.

Il faisait ses tournées à cheval, nous dit-on, une rose à la boutonnière, le sourire aux lèvres. On l’eût pris pour un grand seigneur visitant