Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/218

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la théorie du plaisir. — « Qu’on le veuille ou non, répondait-il, c’est un fait désormais que l’idée du bien-être est souveraine du monde, et que les gouvernemens, qui se croient nés pour la combattre n’ont de chance de succès qu’en la prêchant. » Plus tard il plaidera, contre les puissans qui la méconnaissent, la cause de la dignité humaine et d’une morale publique supérieure au bien-être ; il reprochera au fondateur du saint-simonisme de s’être trop préoccupé du sort matériel des sociétés et d’avoir eu une coupable indifférence pour leur honneur. Mais en ce qui concernait le gouvernement de sa propre vie, il fut jusqu’à la fin un de ces épicuriens raffinés, qui s’appliquent à donner de la grâce à leur vertu et de la distinction à leurs plaisirs, et quelqu’un dira de lui : « Il demeure dans un pauvre petit appartement rue Saint-Georges, aimant, je crois, le luxe et les chevaux, mais aimant mieux encore la dignité et la raison. »

Si les deux amis disputaient sur la morale, ils s’accordaient moins encore dans leur façon d’entendre le bonheur. Taine posait en principe que la plus belle destinée est celle du penseur, qui regarde vivre les autres; que les joies de la science ont des douceurs que rien n’égale ; que rien ne vaut la félicité d’une intelligence solitaire, pour qui les choses d’ici-bas ne sont que des mystères à débrouiller; que l’amour de la vérité est le seul qui ne trompe pas, que comprendre est la vraie manière de posséder, que le vrai souverain du monde est l’homme capable de lui dire ce qu’il est et par quelles lois il se gouverne. Les joies de la pensée étaient pour Prevost-Paradol, quel qu’en fût le prix, des joies grises qu’il faut laisser aux habitans du royaume des ombres. Comme un jeune poulain longtemps captif dans l’écurie, il lui tardait de se mettre au vert, de se jeter dans ce qu’il appelait la grande aventure de la vie. « Oui, s’écriait-il, j’ai mille raisons d’être ambitieux et amoureux de la vie. Je voudrais être puissant, je voudrais être riche, je voudrais être aimé. » On sait quel goût il avait pour Vauvenargues, et que, pour l’admirer davantage, il lui prêtait ses propres idées. Il avait converti ce mort au spinozisme, et Vauvenargues s’était laissé faire ; les morts sont si complaisans ! Mais ce qu’il aimait le plus en lui, c’est que ce noble et généreux moraliste prêche l’action, la met au-dessus de la pensée, et que, comme l’a dit Sainte-Beuve, n’ayant pu être ambitieux pour son compte, il avait été le plus vertueux professeur d’ambition.

Prevost-Paradol entendait joindre la pratique à la théorie, et pour mettre son ambition d’accord avec son spinozisme, il déclarait que désirer le commandement, c’est vouloir s’étendre et reculer les limites de son être, c’est aspirer à vivre hors de soi, à remplir un plus grand espace dans le monde, et que le besoin de subjuguer les volontés rebelles et d’agir par les autres est conforme aux règles de l’ordre moral et aux