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qui lacéra leurs corps comme elle avait fait naguère celui de son seigneur.

Le seigneur, maintenant, c’est Catherine. Je ne suivrai pas le comte Pasolini dans tous les détails de ce gouvernement si ferme et si avisé. La Madone de Forli dépense des prodiges de diplomatie pour défendre son petit État, convoité par tant de grands voisins, placé au nœud d’un réseau de ligues et d’intrigues changeantes. Elle s’appuie sur Milan, sur Florence, elle se maintient contre Venise, le pape, les Français. La cour d’Imola devient un des centres diplomatiques les plus actifs de l’Italie ; on y va chercher les conseils d’une personne si réputée pour sa sagesse. Machiavel y vint, et il remporta de sa légation une haute idée de la jeune comtesse. Elle semblait au-dessus de l’humanité, l’étrange femme qui montait à cheval la nuit pour aller reprendre son château de Forli à un commandant peu sûr, faisait assassiner cet homme, et revenait le lendemain accoucher à Imola, après une traite de dix milles dans les montagnes. On admirait ses stratagèmes subtils, alors même qu’ils impliquaient quelques meurtres et quelques traîtrises. C’était la morale du temps. M. Pasolini la résume fort bien dans les lignes où il excuse Catherine : « Quant à la forme ingénieuse et pour ainsi dire élégante de la trahison, n’oublions pas que la règle et la fin des actions humaines était la jouissance par le moyen de la beauté. Le sentiment de la beauté était devenu l’unique mobile, l’unique critérium de la conscience italienne, partout où elle se manifestait, dans l’art, le plaisir, la lutte, le gouvernement et même la coquinerie. On ne comprenait pas alors que le crime ne peut jamais être beau, et que rien de moralement illicite ne peut être louable. Les atrocités de Ferdinand de Naples, les perfidies de César Borgia sont représentées par Machiavel comme des chefs-d’œuvre ; un bellissimo inganno, dit monsignor Paul Jove. » — Oui, le voilà bien, ce double regard qu’ils ont jeté sur la vie. Le but atteint à tout prix par des moyens élégans, au sens que les mathématiciens attachent à ce dernier mot dans leurs démonstrations ; la satisfaction de l’égoïsme dans ses appétits et de l’esprit dans ses besoins d’eurythmie ; c’est toute la Renaissance italienne ; et c’est par là que l’on a pu justement y rattacher Napoléon. Faudrait-il jurer qu’il n’y a plus trace de cet atavisme dans ces races artistes ? Il était un peu cousin de Paul Jove, ce prélat de notre temps devant qui l’on stigmatisait l’énorme coup de filet opéré par un écumeur dans un des récens scandales financiers ; quand on lui eut dit le chiffre, vraiment coquet : Oh ! come è bello ! ne put-il s’empêcher de s’écrier. Comme l’évêque de Nocera, il était involontairement charmé par la bellezza, par le