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Dans son âme, éminemment représentative de l’âme italienne, les ressorts vitaux ont une puissance, et les combinaisons de sentimens un imprévu, qui déconcertent notre psychologie. En achevant le récit de cette vie tourmentée, nul ne taxera d’exagération le cri qui échappe à la prisonnière du château Saint-Ange : « Si je pouvais tout écrire, le monde en demeurerait stupide. »


I.

Pour s’expliquer la Dame de Forli, il faut entrevoir par delà son berceau la lignée de gens violens et hasardeux d’où elle sortit. Le premier de ces Sforza, Muzio Attendolo, l’ancêtre, n’était à la fin du siècle précédent qu’un paysan de Cotignola. Un jour qu’il piochait le champ paternel, des soldats passèrent et lui proposèrent de l’enrôler dans leur compagnie ; Muzio lança sa pioche sur un chêne, s’en remettant au sort de partir, si elle s’accrochait aux branches, de rester, si elle retombait à terre. La pioche ne retomba pas : Muzio partit pour chercher fortune avec les condottieri. Ils lui donnèrent le sobriquet de Sforza, parce qu’il était le plus forcené d’entre eux. Bientôt capitaine de grosses bandes, amant de la reine Jeanne de Naples, il devint riche et fameux au service des papes et des rois, il saccagea l’Italie et périt le soir d’une bataille gagnée, devant Pescaire, en traversant le fleuve à la nage. Deux fois on vit ses gantelets de fer se rejoindre au-dessus de l’eau dans un geste de prière ; puis l’aventurier disparut brusquement de ce monde comme il y avait surgi : son corps ne fut jamais retrouvé. Celui-là était resté manant, rustre d’allures et de mœurs ; sa fortune hâtive n’avait affiné ni ses dehors ni son esprit. Mais la race se créait vite, alors. Son fils, Francesco, le héros de la famille, fut un seigneur magnifique autant que redoutable. Il épousa Blanche-Marie, unique héritière des Visconti : il prit Milan en 1450, fit de son duché un des États puissans dans l’Italie, et mourut en 1466, laissant une haute renommée de bravoure et de politesse. Francesco, disent ses biographes, était l’idéal du guerrier et les délices de la bonne société : il honora la religion, maintint la justice, et eut dix fils naturels. — Chez le troisième Sforza, Galeazzo, cette sève vigoureuse est déjà épuisée ; l’audace et l’ambition de ses ascendans deviennent en lui inquiétude maladive, astuce, cruauté froide. Il fit mourir de chagrin, — par le poison, disent quelques-uns, — sa mère Blanche Visconti. Il tyrannisa ses sujets, et les poignards qui devaient le frapper ne tardèrent pas à s’aiguiser contre l’épée trop courte du prince.

L’âme du sauvage Muzio et du grand Francesco était passée