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Est-ce une littérature personnelle et originale qui va en résulter? Il est possible, et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il est souhaitable. Les signes ne semblent pas pourtant être dans le sens de cette hypothèse. Les grands génies personnels ne s’annoncent pas. En attendant, ce qui devait arriver naturellement se produit en effet. La littérature humaniste est d’ordinaire le repos de la littérature personnelle. La littérature personnelle se reposant, et la littérature humaniste, pour les raisons que j’ai dites, n’ayant aucune force, que reste-t-il? Non pas rien du tout. Faites attention. M. Auguste Couat, dans son livre sur Catulle, publié il y a vingt ans, avisait déjà une manière d’alexandrinisme particulier qui est celui-ci : «... ressusciter par un effort d’imagination dans notre France moderne le moyen âge ou l’antiquité, peindre dans des vers laborieux la Perse, la Chine on le Japon... c’est être alexandrin. » C’est peut-être forcer ou étendre un peu trop le sens des termes, et l’exotisme n’est pas l’alexandrinisme, et il doit avoir son nom à lui; mais il y a des rapports. Oui, l’exotisme est dans une certaine mesure un genre d’alexandrinisme, un genre d’humanisme. Il le remplace. Il a les mêmes origines, il vient, comme lui, d’une certaine impuissance unie à une certaine curiosité. Il est, si l’on veut, un succédané de l’humanisme. Eh bien, l’humanisme et aussi l’alexandrinisme de notre temps, c’est l’exotisme.

La passion, pour les Tolstoï hier, pour les Ibsen et les Björnson aujourd’hui, n’a pas d’autres causes que l’absence de littérature personnelle d’une part et l’oubli de la littérature humaniste d’autre part. Un mot d’un écrivain d’une de nos « jeunes revues » m’a bien frappé : « Ce à quoi nous faisons la guerre, c’est à la littérature nationale. » C’est un mot de polémique, et qui dépasse la pensée de l’auteur, bien entendu ; mais il en indique bien la tendance. Or c’est un mot d’humaniste effréné, tout simplement ; c’est un mot qu’aurait pu dire Horace dans un de ces momens de mauvaise humeur où il biffait toute la littérature romaine d’avant lui ; c’est un mot qu’aurait pu dire Ronsard aux premières années d’enivrement et de frénésie classiques. C’est un mot d’humaniste ; mais de nos jours, c’est le mot d’un homme qui regarde au delà des frontières dans l’espace, au lieu de regarder au delà des frontières dans le temps, qui regarde du côté de l’étranger au lieu de regarder du côté de l’antique. L’exotisme a remplacé l’humanisme, et a les mêmes ardeurs, la même intempérance aussi et le même exclusivisme que l’humanisme avait souvent.

Aura-t-il les mêmes effets? Sera-t-il, pour quelques grands écrivains destinés à devenir classiques, la préparation nécessaire,