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des génies que la France ait jamais produits, ont constitué pourtant une littérature presque purement personnelle, ont été surtout élégiaques et lyriques, ce qui du reste est beau, n’ont ni renouvelé vraiment le théâtre, ni donné à la France une grande épopée, ni écrit un grand poème philosophique ou scientifique, ne sont arrivés au genre épique, indirectement, d’ailleurs, et s’y essayant par fragmens de courte haleine, qu’après être devenus humanistes à leur manière et avoir pris pour leurs Homères les trouvères du moyen âge ; c’est peut-être parce qu’ils étaient tous assez ignorans, et n’avaient pas suivi l’exemple et la leçon ou de Gœthe, ou de Chateaubriand, ignorant à vingt ans, mais de vingt à trente refaisant son éducation littéraire avec la fougue et l’acharnement de Ronsard.

La renaissance contemporaine de l’humanisme, qui a été réelle, et dont on peut fixer les dates de 1850 à 1870 environ, n’a pas été sans une grande et salutaire influence. Ce nouvel humanisme n’a pas, il est vrai, rencontré un ou deux de ces génies supérieurs, dont l’humanisme ne peut pas se passer, étant certainement impuissant à lui tout seul à créer un grand classique ; mais il a, comme il fait toujours, dans le repos de la littérature personnelle épuisée par son magnifique effort, suscité, échauffé et nourri quatre ou cinq poètes d’un très grand talent, qui semblent bien être nés tels, que, sans lui ils n’eussent ni trouvé leur voie, ni rencontré la matière conforme à leur tempérament. Et ce Parnasse moderne, trop humaniste à mon gré, et peut-être même un peu alexandrin, est après tout ce qu’il y a de plus brillant et de plus durable dans la littérature française du milieu du siècle.

Aux dernières nouvelles, l’humanisme semble être très peu en faveur et avoir extrêmement peu de vigueur, et l’on ne sent l’influence de l’antiquité que dans les rares survivans du Parnasse de 1860, qui seront demain les hommes d’avant-hier. La jeune littérature n’a absolument rien de traditionnel. Ne faut-il pas attribuer cet état général à l’affaiblissement des études classiques en France depuis 1870 et au mépris, peut-être passager, très probablement durable, où elles sont tombées, en partie avec la complicité de ceux qui devaient naturellement en avoir la garde ? Rien n’est plus probable. Et c’est aussi pourquoi le moment actuel est un des plus intéressans à étudier de toute l’histoire littéraire delà France. Nous sommes, pour des causes tout autres, dans la même situation littéraire qu’en 1815, c’est-à-dire en présence d’une génération littéraire qui n’a pas fait ses humanités, ou qui les a faites très superficiellement, sans passion, sans foi certainement, et sans émotion.