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devenir un écrivain classique. Ces facultés presque opposées de personnalité et de compréhension, je dirai presque d’hospitalité facile, de puissance créatrice et d’assimilation, d’originalité et de transformation, de nationalisme et de cosmopolitisme, on les trouve chez un Virgile, chez un Corneille, chez un Racine, chez un La Fontaine, chez un Chateaubriand, chez un Goethe; mais le concert en est une des « réussites » les plus rares de l’histoire de l’esprit humain.

Une littérature classique sera donc... mais il n’y a pas de littérature classique, et c’est là décidément un mot impropre; il y a, répondant aux définitions, ou plutôt aux conditions, que j’ai énumérées plus haut, un petit nombre d’hommes supérieurs naissant ici et là, à tel moment ou à tel autre, et qui sont classiques parce qu’ils sont ce que j’ai dit, sans que ce qui les entoure soit classique le moins du monde. Ils ont autour d’eux et après eux des imitateurs qui rappellent leur manière et leur démarche habituelle, mais qui, précisément en tant qu’imitateurs, ne sont pas des classiques, mais des humanistes ou des alexandrins, selon le degré et la façon. Disons donc, non pas une littérature classique, mais un grand écrivain classique sera comme en un milieu à égale distance de la littérature purement personnelle et de la littérature savante, qu’on l’appelle humaniste ou alexandrine. Il tiendra l’entre-deux, comme dit Pascal, précisément parce qu’il est également capable de faire tout ce que fait Tune et tout ce que fait l’autre, et capable aussi de les concilier en lui. Il n’y a pas d’art plus personnel et plus impersonnel, tour à tour, et même à la fois, que celui de Goethe ou de Chateaubriand. Mais n’oublions pas, pour ne pas tomber dans l’ingratitude, que l’alexandrinisme et l’humanisme sont la préparation nécessaire du grand classique, sa matière, et aussi, à un autre point de vue, les états d’esprit par lesquels il doit commencer par passer et où, même, il ne doit pas laisser de revenir. Il n’y a pas un grand écrivain classique, en laissant, bien entendu, de côté Homère, dont nous ne pouvons connaître ni les antécédens, ni ce qu’il a été, ni s’il a été, qui n’ait eu son éducation et comme en ses racines un puissant aliment d’humanisme et même d’alexandrinisme. Les époques où les classiques, dans tout le sens que j’ai essayé de donner à ce mot, se font rares, ne paraissent plus, ce sont les époques où l’humanisme décroît et disparaît.

C’est le XVIe siècle qui a fait le XVIIe, fils glorieux et ingrat; la stérilité artistique du XVIIe siècle doit être en grande partie attribuée à la décadence des études classiques. Si les grands génies poétiques de la première moitié du XIXe siècle, si admirablement doués, mieux doués par la nature peut-être qu’aucun