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l’homme tout entier, l’exaltation facile et l’enthousiasme toujours prêt à s’enflammer, la sensibilité trop vive et le don d’être malheureux, j’en oublie ou j’en passe, sont des particularités de caractère qui deviennent des originalités littéraires fort appréciables quand le talent d’expression s’y joint. Elles font les humoristes, les satiriques, les lyriques de second ordre, ou qui ne sont pas tout à fait du premier, en prose et en vers, les élégiaques, les romanciers, les faiseurs de confessions, de confidences ou de mémoires. Nous avons des œuvres de très grand mérite qui ont leur source première dans un défaut de ce genre, défaut assez précieux, sans aucun doute, qui constitue bien une originalité, puisqu’il a singularisé entre les hommes le personnage, doué de talent du reste, qui en était honoré et affligé.

Mais remarquez le genre très particulier aussi de gloire qui s’attache à ces hommes et à ces œuvres. Ils n’ont pas pour eux la postérité tout entière. Leurs lecteurs sont une clientèle, et ils ont des partisans plutôt que des admirateurs, ce que, du reste, ils ont dû souhaiter. Ils plaisent, à travers les âges, chacun à ceux qui ont exactement le même caractère, les mêmes inclinations et surtout les mêmes défauts qu’ils avaient eux-mêmes. Ceux-ci, à la vérité, leur sont très dévoués, sont même ardens pour eux, mais ce n’est pas là la vraie gloire, la gloire incontestée et universelle, la gloire classique.

Le grand auteur classique a, lui, un autre genre d’originalité. Son originalité c’est surtout sa supériorité. Il est, dans son genre, un héros de l’humanité, un de ces hommes où l’humanité se reconnaît elle-même portée à un plus haut degré de puissance, d’énergie et de perfection.

Pour serrer les choses de plus près, le grand écrivain classique est un homme qui représente, non pas le caractère tout entier de la race à laquelle il appartient, c’est chose impossible; non pas aussi, comme tout à l’heure, un des défauts de la nation dont il est, poussé à un degré extraordinaire, mais une des qualités de cette nation élevée à une hauteur, amenée à une grandeur inaccoutumées. Et comme c’est par les défauts qu’on se distingue le plus, et par les qualités qu’on se reconnaît ou qu’on croit se reconnaître, et qu’on s’entend ou qu’on croit s’entendre, ce même écrivain, si original par la supériorité éclatante d’une qualité rare à ce degré, si national puisque cette qualité est une des qualités, ordinaires à un degré moindre, de sa race, sera reconnu et entendu cependant, et admiré de l’humanité tout entière tant qu’elle n’aura pas changé; et elle ne change jamais.

On voit assez quels dons extraordinaires à la fois de force et de souplesse il faut à un écrivain pour avoir quelque chance de