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c’est l’air d’un homme qui est de son pays et qui n’a pas voyagé. Le classique est homme qui est de son pays, qui a voyagé à l’étranger sans devenir exotique, et dans le passé sans se pénétrer d’archaïsme.

Le classique encore doit être savant et ne le point paraître, ce qui est extrêmement difficile. Il doit l’être, et tout ce que je viens de dire le prouve, et il doit ne le point paraître, parce que la science qui se montre enlève à une œuvre son caractère, ou, du moins, sa saveur artistique. Buffon sait ce qu’il dit quand il assure qu’il n’y a que le style qui soit le propre de l’écrivain, la seule chose qui soit de lui et à lui, et que tout le reste, faits, découvertes, observations, n’est pas plus à lui qu’à un autre. Or, quand la science, le savoir, le trésor des connaissances acquises apparaît trop dans un écrivain, son œuvre, n’apparaissant plus comme personnelle, n’apparaît plus comme artistique. Elle semble l’œuvre collective de tous ceux que l’auteur a lus et qui ont versé en lui ce qu’il nous donne. Derrière lui on les voit, derrière lui on les compte. L’impression artistique ne se produit pas, ou perd infiniment de sa force. Le plus grand service que la fatalité ait rendu à Lucrèce est de détruire les œuvres d’Épicure. Si on les avait, le livre de Lucrèce ferait sans doute l’effet d’un simple cours de philosophie. Lucrèce est devenu classique parce que, « son texte » ayant été perdu, il paraît avoir inventé ce qu’il expose. Tel doit être par lui-même, et sans le secours de cette bonne fortune, l’écrivain classique. Il doit avoir si bien et si fortement pensé à nouveau ce qu’il a lu, qu’il nous semble inventer ce qu’il a appris. Dès lors sa personnalité reparaît, elle enveloppe et embrasse et pénètre cette matière étrangère, qui déjà n’est plus étrangère; l’œuvre semble bien sortie vivante et d’un seul mouvement d’un cerveau unique, et quoique beaucoup plus riche que celle qui aurait été conçue par un seul esprit, elle est personnelle nonobstant, et artistique à cause de cela.

Enfin l’écrivain classique devra être original, je ne dis pas sans l’être trop, ce qui serait une puérilité, mais en l’étant d’une certaine façon. Sans parler de cette originalité artificielle et facile qui n’est qu’excentricité et qui consiste à bien saisir l’opinion courante et le ton du moment pour en prendre le contre-pied, il y a une originalité vraie qui est dangereuse encore, dont il faut bien se contenter quand on n’a que celle-là, mais qui, tout en donnant de très beaux succès pour un temps, interdit de devenir un écrivain classique. Elle consiste dans certains défauts brillans de notre caractère, convertis par le talent en qualités ou du moins en puissances littéraires. La malice par exemple, l’esprit chagrin et misanthropique, le don de saisir les ridicules sans connaître