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une vie de grand critique unie à une vie de grand créateur.

Le classique encore doit être de son pays et de son temps, plus de son pays que de son temps, à la vérité, mais cependant de l’un et de l’autre. Vous avez bien remarqué le caractère le plus désobligeant des écrivains purement humanistes, s’il en est, — car ces classifications ne s’appliquent jamais exactement, — mais du moins des écrivains qui sont surtout des humanistes : ils ont « une parole qui sent l’étranger », un accent qui semble avoir été appris, je ne sais quoi qui, marquant l’emprunt, sent l’effort. Ils ne sont pas francs. Je sais bien, qu’à un certain degré de raffinement, c’est un charme. Il y a tant d’artificiel dans l’art que l’artificiel lui-même donne une sensation artistique assez savoureuse. On dit : « Comme c’est ingénieux, comme c’est bien prendre la voix d’autrui; ce néo-grec est plus grec que le grec lui-même. » Et c’est vrai ; du moins c’est à dire que les sensations rares et inattendues que le vrai grec nous donne seulement quelquefois, quand il est l’interprète de sentimens et de mœurs tout à fait et décidément différens des nôtres, celui-ci nous les donne continûment, avec insistance, ayant été particulièrement ému et séduit par celles-là. De là son charme, mais aussi, à la longue, l’impression de faux, de non naturel, d’appuyé, au moins, et de trait trop creusé, que laisse l’écrivain humaniste. Dans un roman d’Alphonse Daudet, un faux Anglais, au cours d’une discussion chaude, et quand on va en venir aux coups, jette brusquement son masque et interpelle son antagoniste en pur français et avec le pur accent de Paris, en « bon jargon de Grève » : «Oh! oh! répond l’autre... Eh bien! je m’en doutais. Tu étais aussi par trop Anglais. » Le néo-grec chez les romains, le néo-grec ou le néo-latin chez les Français, sonne un peu faux, parce qu’il est aussi par trop grec ou par trop latin.

Il faut donc être de son pays et même de son temps pour être un vrai classique, le naturel étant la première des qualités du grand écrivain, et cependant rien n’est plus contraire à l’esprit classique, rien n’empêche mieux de devenir classique que d’avoir une trop précise couleur locale et que de dater. On sait même que « cela date » est la formule par laquelle on marque précisément qu’une œuvre n’est pas destinée à entrer dans le patrimoine commun. Il y a des œuvres qui sont trop françaises ou trop anglaises ou trop italiennes; et il y a des œuvres qui sont trop Louis XIII ou trop Louis XV. C’est aux auteurs de ces œuvres qu’on est tenté de dire en les lisant : « Vous n’êtes pas du temps, vous êtes du moment, » et : «Vous n’êtes pas du pays, vous êtes du terroir. » Le nationalisme dans ce cas est une espèce de provincialisme ; il sent le clocher. Au fait, c’est bien un provincialisme en effet;