Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/149

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

manière au-dessus de l’humanité tout entière, affranchis du temps, ainsi que des dieux, et que l’anachronisme devient chez lui une prestigieuse et délicieuse achronie. Du moins c’est M. Jules Lemaître qui l’a prouvé et dans une page si spirituellement poétique qu’on se ferait conscience de n’en être pas convaincu.

Admiration, imitation, émulation, ce sont les trois phases ordinaires et comme normales par lesquelles passe communément l’humanisme ; c’est son évolution classique ; le parallélisme entre la France au temps de Ronsard et Rome au temps de Catulle est ici presque absolu, et les deux littératures semblent se copier l’une l’autre et passer exactement par les mêmes chemins à cet égard. A peine pourrait-on remarquer, et c’est ce que M. Lafaye n’a pas manqué de faire, que les Romains se sont montrés plus discrets, dans les deux sens du mot, et principalement dans celui qui signifie doué de discernement, que ne l’ont été nos Français, et que Catulle aussi bien qu’Horace ont su du premier coup ce que Ronsard n’a su qu’après une fâcheuse expérience, à savoir qu’il ne fallait ni imiter Pindare, ni essayer de rivaliser avec lui : Pindarum quisquis studet æmulari

Mais en général la marche et les démarches sont bien les mêmes, et c’est ce qui permet de considérer nos trois phases indiquées ci-dessus comme une véritable loi des littératures commençantes, et des littératures sur leur déclin. Les littératures commençantes, ou qui recommencent, admirent, imitent, rivalisent, le regard fixé sur une littérature ancienne ; les littératures sur leur déclin admirent, imitent, rivalisent, le regard attaché sur elles-mêmes, sur le moment brillant de leur histoire, et cela fait deux genres différens d’humanisme, un humanisme international et un humanisme patriotique . L’humanisme des commencemens, celui des Horace et celui des Ronsard, est toujours suspect de trahison, de transfugisme, et de crime de lèse-patrie. On reprochait à Horace de ne pas admirer les premiers monumens de la littérature latine, à savoir les Lois des XII Tables et les chants des frères Arvales dictés par les Muses mêmes, que dis-je là? par les « Camènes » sur le Mont Sacré. On reprochait aux Ronsard et aux du Bellay de ne pas admirer le Roman de la Rose, pour lequel ils n’avaient du reste nulle horreur, mais auquel ils préféraient les roses d’Anacréon. Dans les deux cas, c’était infidélité à la patrie, c’était renier l’héritage des pères. Que nous veut ce Grec, que nous veut ce Gréco-Latin? n veut enrichir l’héritage par un emprunt qui peut devenir une conquête, il veut greffer habilement le sauvageon ; mais cela parait trop subtil à certains esprits et ne passe que pour une grossière désertion.

Et de même, quand les romantiques, qui étaient très complexes,