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c’est ainsi dans son perfectionnement que l’imitateur marque et prouve son infériorité. Quand on veut rivaliser en imitant, il faut faire comme La Fontaine, qui peut-être fut extrêmement avisé et matin, qui, en tous cas, soit hasard soit adresse, s’est attaché à des modèles extraordinairement secs : Esope, et aussi Phèdre et aussi Boccace. Il ne risque point, lui, dans ces conditions, de délayer quand il développe et de surcharger quand il amplifie. Il est bon de choisir des modèles qui ne donnent que la matière de l’œuvre d’art, ce qui revient à dire que, quand on prétend rivaliser, il est expédient de choisir des modèles qui ne soient que des occasions. « A propos d’Esope » aurait pu être le titre des Fables de La Fontaine, comme « à propos de Théophraste » le titre des Caractères.

Un autre danger que court l’humaniste quand il rivalise, c’est l’anachronisme. Il est vrai que le fond de l’humaniste c’est l’anachronisme précisément. Il est un homme de 1550 qui vit dans la 76e olympiade. Seulement, pour l’unité de son œuvre il faut que cet anachronisme soit constant. Il faut que l’humaniste ne soit pas infidèle à l’anachronisme qu’il constitue. Il faut qu’il ne sorte point, tant qu’il écrit, de sa 76e olympiade, ou qu’il ne s’en écarte que médiocrement. Or quand il ajoute à son modèle, d’où lui vient ce qu’il y ajoute? Souvent, très souvent, presque toujours, du temps où il vit matériellement, charnellement, si je puis dire, du monde qui entoure sa personne mortelle. Quand il ajoute, c’est donc, fréquemment, l’homme de 1550 qui intervient dans l’œuvre antique, y mêle un trait, y met un accent, y jette un esprit qui sont modernes. C’est alors être de son temps, pour un moment, qui est un anachronisme ; c’est renoncer à l’anachronisme fondamental qui est en faire un qui éclate à tous les yeux, comme aussi, car c’est la même chose dans d’autres termes, c’est redevenir soi-même qui sonne faux et c’est rentrer dans son pays qui dépayse. — Ce genre de dissonances est extrêmement fréquent chez les humanistes, je dis même chez les plus grands, chez ceux qui sont beaucoup plus que des humanistes, et je n’ai pas besoin de rappeler Euripide, non seulement mettant une plume, du papier à lettres, et un cachet entre les mains d’Agamemnon, mais prêtant, ce qui est plus grave, des maximes et des subtilités de philosophie, très éloignées de leurs conceptions accoutumées, aux héros d’Homère. On sait même que l’anachronisme chez les humanistes de génie devient presque une beauté de plus, que Racine par exemple, mêlant dans telle de ses tragédies antiques les légendes de la mythologie primitive, les souvenirs de la Grèce historique et humaine, et les impressions que ses yeux et son cœur conservaient du palais de Versailles, nous permet de planer en quelque