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je le faisais remarquer tout à l’heure, et M. Lafaye, à propos des alexandrins d’Alexandrie, l’a noté avec beaucoup de finesse et y a insisté, l’alexandrin tient essentiellement à être moderne; il étudie l’art antique pour le faire servir à l’expression d’idées nouvelles, ou du moins de sujets nouveaux. « Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques », formule inventée du reste par un véritable alexandrin moderne, est tout à fait une maxime alexandrine et pourrait servir de devise commune à tous les alexandrins. L’humaniste, lui, ne tient pas du tout à être moderne; il vit dans l’antique, y séjourne, y demeure et s’y plaît, ne se plaît que là. Sa devise à lui serait plutôt : « Art et guides, tout est dans les Champs-Elysées », ce qui a été dit du reste par un homme qui n’y croyait qu’à moitié, et Dieu merci. L’humaniste est essentiellement misonéiste, comme on dit de nos jours, et l’innovation n’est point du tout son fait ; elle lui semble un acte d’irrévérence et d’audace très singulier, et inutile, et, au sens propre du mot, elle le dépayse.

Cela ne va point sans grandes conséquences, même en dehors et très loin du domaine littéraire. Julien l’Apostat est le plus grand humaniste de l’antiquité. Son horreur du christianisme lui venait de ce qu’il savait trop bien le grec et peut-être même trop bien le latin. Il est le modèle même de tous ceux, et ils sont plus nombreux qu’on ne croit, que l’amour de la forme entraîne à l’amour du fond dont cette forme a été l’expression. Julien l’Apostat aimait les dieux homériques à cause d’Homère, et du reste était le meilleur républicain de son empire à cause d’Ennius et de Catulle. On se rappelle bien l’aventure de Michelet. Michelet, dans les premiers livres de son Histoire, par grande admiration de l’architecture gothique, s’était montré très favorable au moyen âge. Tout à coup il frémit; il s’aperçut qu’il avait fait acte de réactionnaire. Comment avait-il pu tomber dans une si horrible erreur? Et de se rétracter, et d’expliquer, et de se perdre un peu dans ses explications, et de se mettre en colère comme il arrive quand on s’embrouille, et de devenir très éloquent comme il arrive quand on est en colère; ce qui tendrait à prouver qu’un certain trouble dans les idées est une des sources de l’éloquence. Mais comment avait-il pu donner dans une si affreuse hérésie? Comment? Humanisme, ce sont de tes pièges! Par humanisme, par admiration de l’art d’un certain temps, il s’était laissé aller à être admirateur, et presque partisan, et quasi fauteur de ce temps lui-même.

Humanistes, ils l’étaient encore ces beaux esprits de la fin du XVIIe siècle qui de très bonne foi ont cru quelque temps qu’on