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qui n’est pas fermé, sans doute, et qui perdrait à l’être, mais qui perdrait beaucoup plus encore, à ce point qu’il cesserait d’exister, s’il se bornait à être l’expression de la société, c’est à savoir, probablement, l’écho de toutes les banalités qu’échangent les hommes assemblés, et le reflet des pauvres pensées que les hommes dans leurs rapports entre eux laissent s’échapper de leurs cerveaux. La littérature n’est l’expression de la société qu’en ses parties, si je ne dis pas les plus basses, du moins je dirai les plus communes et qui sont celles auxquelles elle tient le moins, et seulement par cette raison que, bon gré mal gré que nous en ayons, nous tenons toujours quelque chose de l’air du temps, de nos entours, de notre habitat et de notre berceau. Mais les parties élevées de la littérature d’un temps sont bien plutôt le résultat de l’effort qu’elle fait pour se démêler et se développer de ce temps même, que l’effet d’une soumission servile, aussi peu artistique que possible, qu’elle garderait soigneusement à l’égard de ce qui l’entoure.

Et donc, de quoi vit surtout la littérature? De la pensée personnelle de chaque auteur, d’abord, et de la pensée collective des différens auteurs d’un même temps, et de la pensée collective d’un certain nombre d’auteurs de différens temps. D’où il suit qu’elle vit d’elle-même, actuellement et successivement, à chaque moment de la durée et aussi dans le prolongement plus ou moins grand qu’elle sait établir et soutenir à son profit à travers les siècles écoulés. Elle vit comme une petite société au milieu de la grande, avec ses forces propres et avec ses traditions, comme une corporation très ouverte et très libre, mais qui n’emprunte ni ses inventions, ni ses procédés, ni même toute sa matière, et il s’en faut, à la société qui l’entoure, et qui se suffit presque, aidée de ses dotations et héritages, et qui, certainement, donne plus au monde qu’elle ne reçoit de lui.

Si donc nous parlons d’études morales à propos d’alexandrinisme, ce n’est point qu’alexandrinisme, ou même humanisme, ou même classicisme révèle au moment où il apparaît dans un peuple un état national particulier, et cela nous ne le croyons pas, et regrettons de ne le croire point, tant il serait agréable à démontrer, relativement facile à développer, et amusant à mettre en lumière. Mais, s’il ne donne pas, à notre avis, de clartés sur l’histoire générale, l’alexandrinisme en donne de grandes et précieuses sur l’état d’esprit, à un moment donné, de cette petite société qui s’appelle la u Littérature », dont les citoyens sont toujours fort intéressans à bien connaître, ne fût-ce que parce que c’est eux qui sont nos premiers maîtres et nous donnent ces premières leçons dont la vie ne réussit pas toujours à nous détacher.