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tranché le lien qui la rattache à l’Autriche. Elle est apaisée et fidèle, jalouse seulement de se réserver le bénéfice exclusif des avantages qui lui ont été concédés, et de ne pas permettre aux races slaves qui s’agitent dans l’Empire d’imiter son exemple et d’en obtenir le même succès. C’est ce qu’on appelle vulgairement tirer l’échelle après soi.

Comment donc expliquer l’élan passionné qui a soulevé la Hongrie tout entière et l’a précipitée au-devant de la dépouille mortelle de Kossuth ? C’est que l’atavisme agit sur les nations comme sur les individus. Kossuth, homme moderne, journaliste, conférencier et soldat, a mis des moyens nouveaux au service d’une cause très vieille dont l’évolution douloureuse et glorieuse se confond avec l’histoire même de la Hongrie. Il appartient à la famille des héros du temps passé, et, comme il en est le dernier, il les résume en sa personne : il en évoque le souvenir, il en est presque l’image. Qui pourrait dire, en somme, dans quelle mesure Kossuth et Deak, représentans de deux méthodes d’action si différentes, ont fait plus, sinon mieux, pour leur pays ? La fougueuse énergie du premier était sans doute indispensable pour corser la diplomatie sensée du second. C’est parce que la nationalité hongroise s’est montrée irréductible à travers tant de siècles, et toujours menaçante dans ses revendications jusqu’à l’époque actuelle, que l’empereur d’Autriche a fini par traiter. Vaincu sur les champs de bataille, Kossuth a donc vaincu à son tour, par d’autres mains que les siennes, il est vrai, et sous une forme qu’il n’a pas appréciée. Il n’a pas fait le dualisme, il l’a même condamné ; mais, sans lui, le dualisme aurait peut-être été impossible, et c’est pour cela que la reconnaissance populaire s’est manifestée avec tant d’éclat autour de son cercueil.

Kossuth a passé de longues années en Italie, et il y est mort. Dans toutes les périodes de sa carrière active, il a voulu lier la cause hongroise à la cause italienne : elles ont triomphé l’une et l’autre, toujours avec cette part inévitable de corrections imprévues que l’idée première subit quand elle se réalise et qu’elle devient un fait. Il a été l’ami et l’émule des grands révolutionnaires et des grands politiques italiens, bien qu’il n’ait pas eu leur souplesse à jouer sans effort les rôles les plus divers. Enfin, il a toujours aimé la France, dans laquelle il n’a pas cessé de voir, avec juste raison, la nation émancipatrice par excellence : n’a-t-elle pas, hélas ! compromis ses propres intérêts pour soutenir et faire triompher ceux des autres ? De toutes les choses qu’il n’a peut-être pas très bien comprises, il en est une, — et nous ne le lui reprochons pas, — qui a dû singulièrement l’étonner dans ses derniers jours. Il a vu la Hongrie et l’Italie étroitement réconciliées avec l’Autriche, et faisant partie, sous l’hégémonie prussienne, d’une ligue militaire tournée contre la France. Ce spectacle l’a surpris, tant il appartenait à un autre âge.

On nous dit, à la vérité, que nous ne devons pas nous inquiéter de la Triple-Alliance et qu’elle s’est formée pour assurer notre bonheur.