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pas, et qui, par le recul du temps et de l’espace, avait pris dans l’imagination des contemporains des proportions presque épiques : Major e longinquo reverentia. Au reste, il méritait à beaucoup d’égards les hommages dont il a été l’objet. Kossuth n’a peut-être pas été un esprit politique de premier ordre, mais il a été une grande âme, et il a mis dans sa politique un désintéressement personnel absolu. Sa vie a été longue, son action politique a été courte : il a passé quarante-cinq ans dans l’exil, et, après avoir quitté le sol natal en proscrit, il n’a jamais consenti à y rentrer en amnistié. Il lui aurait fallu pour cela reconnaître l’ordre de choses qui s’était établi en son absence, et c’est à quoi il n’a jamais voulu consentir. Il a préféré s’immobiliser, et, faut-il le dire ? s’inutiliser dans une attitude de protestation irréconciliable, attendant des événemens qui ne se sont pas produits, essayant parfois de les provoquer sans y réussir, et voyant peu à peu le courant des choses s’éloigner de lui au point de n’en plus espérer aucun retour. Épave solitaire des révolutions d’un autre âge, il est mort loin de la Hongrie qu’il aimait et dont il était aimé ardemment, — on vient de le voir, — bien qu’ils eussent cessé de vivre de la même vie.

Que représentait Kossuth ? Il a été le dernier champion de la lutte séculaire de la Hongrie contre l’Autriche, et il l’a poussée hardiment jusqu’à la guerre pour l’indépendance et à la déchéance de la maison de Habsbourg. Tout porte à croire que lui-même, à l’origine, n’avait ni prévu, ni voulu les dernières conséquences de sa politique ; mais, après y être arrivé, il s’y est cantonné avec une obstination intransigeante, et il n’a plus cherché que des raisons ou des prétextes de les justifier. Sa défaite n’a pourtant pas été un malheur pour la Hongrie. Que serait celle-ci séparée de l’Autriche ? Une de ces petites principautés, un de ces petits royaumes comme il y en a plusieurs entre les grands États de l’Europe chrétienne et l’Empire ottoman. Kossuth a voulu en faire une république, ce qui aurait été pour elle une cause de plus d’isolement et d’impuissance. Seule de sa race, il est probable qu’un jour ou l’autre tous ses voisins se seraient ligués contre elle et l’auraient écrasée. La conception politique de Kossuth était chimérique et fausse ; pourtant il suffit de son nom pour provoquer l’enthousiasme de ses compatriotes. L’imagination populaire s’attache de préférence aux hommes de lutte qui font des gestes héroïques sur la scène du monde et dont la vie ressemble à un roman ; mais on doit aussi de l’estime à ceux qui terminent les révolutions par les transactions nécessaires, et, à ce titre, l’homme d’État de la Hongrie n’est pas Kossuth, mais bien Deak. C’est ce dernier qui a négocié le dualisme avec le comte de Beust et qui en a doté son pays. Mariage de raison 1 a-t-on dit. Soit ! mais, dans ce ménage, c’est la Hongrie qui a joué le rôle principal. Elle le sait, elle le sent ; elle compare, sans le dire, ce qu’elle est à ce qu’elle aurait été si la révolution et la guerre avaient définitivement