Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/953

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

presque tous travaillent pour un tout petit nombre sans pouvoir retirer eux-mêmes de leurs peines aucun avantage appréciable. Ils ont tort enfin lorsqu’ils déclarent que cet état de société ne subsiste que grâce à la volonté toute-puissante de la minorité qui en profite, et qu’il suffirait d’un effort énergique de la part du peuple, ou d’un élan généreux de la part du gouvernement, pour changer cet enfer en Eldorado.

Il faut bien dire pourtant que les propagateurs de ces dangereuses doctrines n’opèrent pas sans ménagemens ni sans adresse. L’ardeur de leurs convictions ne les empêche pas de les exprimer avec une certaine diplomatie. Ils sont opportunistes à leur manière et, si leur pensée est fixe, leur langage est varié. Ils ne tiennent pas le même à Paris et en province ; ils déclarent fort bien l’adapter à leur auditoire. Tantôt, par exemple, ils disent hautement que les préoccupations de réforme sociale passent chez eux avant celles des intérêts nationaux, et l’idée de patrie ne tient qu’une place négligeable dans leurs discours, si même elle n’y est pas traitée comme un préjugé du vieux temps. Mais, s’ils s’aperçoivent qu’une aussi grande indépendance d’esprit n’est pas partagée par tout le monde, et qu’elle choque même quelques-uns de leurs adeptes, ils ne manquent pas de se donner aussitôt pour les meilleurs patriotes de France. Internationalistes à Paris, ils sont chauvins à Fleurance, petite ville du Gers, qui doit être charmante si on en juge par son joli nom, et où le socialisme vient de tenir ses assises. M. Jaurès s’y est rendu avec M. Guesde et il y a protesté avec véhémence contre le titre de « sans-patrie » que l’on applique volontiers aux socialistes. Les socialistes vibrent à l’unisson de l’âme nationale : M. Jaurès l’a prouvé en vibrant. Il a fait mieux. À Paris, dans les journaux, à la tribune même de la Chambre, il professe le collectivisme le plus pur. Si chacun, jusqu’à nouvel ordre, est admis à posséder les fruits, il est impitoyablement dépossédé des instrumens de son travail, et, de tous ces instrumens, le premier sans contredit est la terre. Plus de propriétaire terrien ! Le sol doit rentrer dans la collectivité. Mais à Fleurance, devant les paysans du Midi, dont beaucoup sont déjà propriétaires et qui tous aspirent à le devenir, c’est une autre affaire. M. Jaurès abandonne la thèse de la « nationalisation du sol » pour développer celle du « morcellement de la propriété ». Il ne s’agit plus de supprimer les propriétaires, mais de les multiplier à l’infini. À vrai dire, il s’agit toujours, ici et là, par des moyens différens et des promesses contradictoires, de se faire une clientèle. C’est à ce but que tout est sacrifié. Trop peu nombreux à la Chambre pour y jouer un rôle important, les socialistes n’ont qu’une préoccupation, qui est d’y revenir en force aux élections prochaines. S’ils font de la doctrine dans leurs livres et dans quelques discours auxquels ils attachent de l’importance, partout ailleurs ils font de la tactique électorale, et tout leur est bon en vue du succès.

En dehors des journaux, des livres et des conférences des socialistes,