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Ah ! si le comte Tolstoï pouvait avoir, sur les rapports de la religion et de la morale, des idées aussi simples, aussi faciles à comprendre d’ensemble, que celles qu’exprime sur le même sujet M. Grant Allen, dans un récent article de la Fortnightly Review ! Pour M. Grant Allen, la religion est proprement l’ennemie de la morale : c’est elle qui empêche les hommes d’être heureux, et il suffirait que les hommes fussent heureux pour qu’ils devinssent vertueux. La théorie n’est pas nouvelle, bien que M. Grant Allen lui donne le nom de Nouvel Hédonisme ; mais jamais encore on n’avait osé, en Angleterre du moins, l’exposer avec tant de franchise et en des termes si clairs. « C’est une folie de vouloir fonder la morale sur le sacrifice, dit M. Allen ; et rien n’est plus sage, au contraire, que de lui donner pour principe le libre développement de soi-même. Il est temps que naisse enfin parmi nous un Apôtre des Gentils qui prêche devant notre peuple la beauté et la pureté du Nouvel Hédonisme, les opposant à la laideur, à la mesquinerie, à l’influence déprimante de la morale chrétienne. » Frédéric Nietzsche, on le voit, a enfin trouvé en Angleterre un disciple digne de lui. Encore ce qui n’était pour Nietzsche qu’un jeu de sophiste devient-il pour M. Grant Allen un système complet de morale et de philosophie. Je vous recommande en particulier ses considérations sur l’instinct sexuel et le rôle de l’amour dans le Nouvel Hédonisme : elles vous conduiront aussi loin que possible des conclusions ascétiques de la Sonate à Kreutzer.


T. DE WYZEWA