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ensuite qu’une morale sans religion ne saurait être une vraie morale ! mais nous continuons à ne pas savoir à qui, de la morale ou de la religion, revient le rôle principal dans la conduite de la vie.

Ce n’est pas que le comte Tolstoï se refuse à nous renseigner. Il n’y a pas une question morale dont il ne parle, dans son article : et l’on sent qu’il essaie de bien nous expliquer toute sa pensée. Mais il nous l’explique par fragmens ; chacune des idées qu’il développe l’intéresse si fort qu’il la traite comme si elle était seule ; et ainsi la suite des idées risque de nous échapper. Au moment d’être convaincus, nous nous rappelons d’autres articles où nous avions cru distinguer des conclusions différentes. Nous sommes surpris d’entendre traiter comme la plus importante et nécessaire de toutes choses la religion, tandis que, l’autre mois encore, le comte Tolstoï nous était apparu si éloigné de toute théologie, et si violent à l’occasion contre tous les représentans des religions établies. Et c’est à grand’peine seulement que nous devinons que la contradiction n’est peut-être pas absolue, mais que le comte Tolstoï s’est seulement laissé entraîner à développer une pensée que nuancent et modifient dans son esprit une foule d’autres pensées voisines.

N’importe, il y a là un inconvénient réel ; et on ne peut s’empêcher de le déplorer, soit qu’on voie dans le comte Tolstoï un littérateur, le plus grand de son pays, ou qu’on le vénère comme le fondateur d’une doctrine morale nouvelle. Le comte Tolstoï écrit trop, il écrit trop vite, et trop au hasard des occasions. De si graves matières ne se laissent pas traiter aussi couramment. Il les traite avec le plus étonnant génie de franchise et de clarté ; mais à mesure qu’il éclaire l’une de ses idées, ce sont les idées précédentes qui redeviennent obscures. Peut-être même n’est-ce point sa faute, mais celle des sujets dont il nous entretient. J’ai toujours pensé que, si les philosophes avaient mis plus de clarté dans l’exposition de leurs systèmes, on aurait tout à fait cessé de pouvoir les comprendre, car les contradictions d’une page à l’autre seraient alors manifestement apparues. Le comte Tolstoï aura du moins cet avantage sur les autres philosophes que les diverses parties de sa doctrine peuvent être admises séparément : chrétiens et libres penseurs, par exemple, s’accommoderont de sa morale, pour peu qu’ils aiment le repos, et ne soient pas enchaînés à la vie du monde par des liens trop forts. Et le comte Tolstoï a encore cet autre avantage sur les philosophes, qu’il n’est un philosophe que par occasion. L’abondance de ses articles théoriques aura beau obscurcir un moment pour nous l’ensemble de sa doctrine : nous retrouverons cette doctrine plus claire, plus fraîche, plus émouvante que jamais, dans les romans et les contes où l’a jadis exprimée son auteur. Car telle est la force de l’art, que ceux mêmes qui le dédaignent ne peuvent agir sur nous que par lui.