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avançait volontiers jusque vers la psychologie. Et naturellement il lui arrivait aussi de passer de la science de l’esprit à cette région indéterminée qui la sépare de la science de l’être : si l’on peut appeler science ce qui aboutit fatalement à l’inconnaissable. Il avait la conscience qu’une porte existe qui est ouverte, mais que la science pourtant ne saurait franchir. »

Et voici des souvenirs qui, fort peu caractéristiques de Tyndall, me paraissent l’être infiniment de M. Spencer. « A son retour de Suisse, dit-il, j’allai voir Tyndall à Folkestone avec l’intention de passer quelques jours près de lui. Dès le premier soir, après une journée toute employée à discuter, et au moment où je me préparais à prendre congé de lui pour la nuit : Croyez-vous à la matière ? me demanda-t-il. La conversation me fatigue beaucoup, depuis 1855 ; je ne pouvais songera supporter ce régime de discussion, et il me fallut abréger mon séjour à Folkestone. La même aventure m’arriva la seconde fois que je rencontrai Tyndall. La vivacité de son intelligence me fatiguait à un tel point qu’après deux nuits d’insomnie, je fus forcé de le quitter. » M. Spencer explique ensuite les motifs qui l’ont empêché de se lier jadis avec le grand ami de Tyndall, Thomas Carlyle : « Il fallait, ou bien l’écouter en silence, — et souvent il disait des absurdités, — ou bien discuter avec lui, ce qui me déplaisait au moins autant. »

A propos des opinions politiques de Tyndall, M. Spencer avoue que ses opinions à lui se sont sensiblement modifiées le long des années. « Ma croyance dans la possibilité d’un régime de liberté absolue, dit-il, si forte jadis, a beaucoup diminué à mesure que j’ai mieux vu que nul peuple ne possède, et probablement ne possédera de longtemps, le caractère qu’il faudrait pour qu’il s’accommode d’un pareil régime. Une nation dont les législateurs votent comme on leur ordonne de voter, une nation où les travailleurs renoncent à leur droit de vendre leur travail comme il leur convient, une telle nation n’a ni les idées ni les sentimens que réclame le maintien de la liberté. Nous marchons ainsi vers l’asservissement de notre pays sous le joug bureaucratique d’une organisation socialiste, et vers le régime de tyrannie militaire qui ne peut manquer de s’ensuivre : à moins qu’une crise sociale violente n’en hâte encore l’avènement. »

Il suffit à M. Spencer de dire que Tyndall était franc pour entrer aussitôt dans une théorie de la franchise, et de dire qu’il était généreux pour tenter une définition de la vraie générosité. Franc et généreux, Tyndall avait pourtant un défaut, que M. Spencer ne lui pardonne pas : il se surmenait, et dédaignait le soin de sa santé physique. Combien d’expériences de plus il aurait pu faire, combien de mémoires de plus il aurait pu écrire, s’il ne s’était point fatigué à courir les glaciers, à donner des conférences, surtout à discuter avec tous ses amis ! M. Spencer,