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Scharnhorst répétait souvent que l’esprit était tout et les formes peu de chose. Personne n’a cru plus que lui à la puissance des forces morales ; mais son idéalisme ne l’a point porté à négliger l’instrument matériel des grands courans moraux.

Pendant ces années 1800 et 1810, où l’incertitude tragique des événemens extérieurs et le mauvais vouloir du souverain le soumettaient à une sorte de torture morale[1], il accomplit une œuvre véritablement surprenante, si l’on songe à la situation du gouvernement prussien, aux difficultés qui venaient du dehors, à celles surtout que lui imposaient les articles secrets de la convention de septembre 1808, la loi du vainqueur et ses précautions.

Les événemens avaient fait table rase ; et c’était en un sens une facilité pour Scharnhorst. Tout était à refaire, et ce fut en réalité pendant cette période, durant l’année 1809 et les premiers mois de 1810, qu’il jeta les bases, les bases solides d’un édifice qui dure encore : des institutions militaires actuelles de la Prusse. Il réorganisa sur un plan rationnel le ministère de la guerre, qu’il divisa en deux départemens dont le roi ne voulut lui confier que la direction partielle ; il fit disparaître le collège noble et refondit entièrement les établissemens d’instruction, qui étaient pour un idéaliste comme lui la pierre angulaire du nouvel édifice ; mais il n’en put, malgré son désir, obtenir la direction qu’en sous-ordre et par un artifice.

C’étaient là des mesures à longue portée. Il fallait aussi faire face à des nécessités plus immédiates.

Le véritable obstacle que créait à la Prusse la convention de septembre n’était point tant la limitation de ses effectifs. Elle pouvait, en abrégeant la durée du service, en multipliant les congés, faire passer un grand nombre d’hommes dans les rangs de son armée réduite à 43 000 soldats. La véritable gêne était dans la limitation des cadres. On tentait bien de tourner sur quelques points la loi du vainqueur ; mais il en surveillait et en maintenait l’exécution. La Prusse était bien réduite aux cadres d’une petite armée.

Encore fallait-il la doter de ce qui lui était nécessaire pour vivre ; elle n’avait plus, au lendemain du désastre, ni chevaux, ni canons, ni fusils. L’on songeait, au cas d’une lutte nouvelle et immédiate, à armer les hommes de piques. Telle fut l’activité de Scharnhorst qu’en juillet 1809, lorsqu’on put croire à l’imminence d’une rupture, il se jugeait prêt à mettre en ligne une armée de 38000 hommes dotée de tous ses moyens d’action, et, derrière elle

  1. Erinnerungen aus dem Leben des General-Feldmarschalls Hermann von Boyen, II, p. 105.