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tout général a besoin d’être appuyé par ses lieutenans, qu’il ne se prive dans cette lutte suprême du concours d’aucun de ses meilleurs divisionnaires. Qu’il fasse choix pour la Présidence de la république, parmi les siens, ou de quelque vétéran retraité, pourvu d’honorables chevrons, ou d’un ami d’un bon caractère et d’un esprit docile, dépourvu de prétention personnelle et propre à recevoir et à bien exécuter une consigne. — La fonction étant de celles où il n’y a rien de significatif, ni à faire ni à dire, le mieux est de la conférer à celui qui, pour s’en acquitter de bonne grâce, n’aura pas à contraindre sa nature.

A la vérité, un Président d’une humeur si inoffensive ne fera tout à fait bon ménage qu’avec l’Assemblée qui aura concouru à son élection, et dont la majorité, qui l’a choisi, partage tous ses sentimens. Mais que par une élection nouvelle (qui peut, qui doit même arriver une fois dans le cours d’une présidence), suivie d’un retour d’opinion du suffrage universel, une majorité animée de sentimens contraires vienne réclamer son tour et sa place au pouvoir, c’est alors que la situation du Président élu devient, à la fois, délicate, douloureuse et presque choquante. Un tel changement, je l’ai dit, n’émeut que faiblement un souverain constitutionnel, puisque, quelque estime qu’il puisse avoir pour les ministres qu’il quitte, n’ayant aucune obligation envers eux, ne tenant rien que de la loi et de sa naissance, le regret qu’il peut éprouver de se séparer d’eux n’est mêlé d’aucun remords de leur manquer de foi. On dit que Louis XVIII, qui était homme d’esprit, caractérisait d’une manière piquante le rôle que la charte dont il était l’auteur lui imposait en cas de changement ministériel. Un jour que ses ministres allaient à la Chambre, et que lui-même montait en voiture pour sa sortie habituelle : « Vous voyez, leur disait-il, en souriant, tant que la Chambre vous soutient, je vais me promener ; si elle vous lâche, c’est moi qui vous dirai : Allez vous promener. » C’était faire preuve peut-être de trop de liberté d’esprit au sujet d’un incident qui a toujours sa gravité. Une telle plaisanterie, excessive, mais innocente dans la bouche d’un souverain constitutionnel, deviendrait inconvenante dans celle d’un Président élu, le jour où il serait appelé à congédier ceux de qui il tient son pouvoir. Le même homme pourra-t-il bien, sans un pénible embarras, désavouer toutes les convictions auxquelles il est censé avoir voué sa vie avant de leur devoir son élévation, et, quand la mauvaise fortune atteint ses amis, au lieu de partager leur disgrâce, les écarter de sa personne en gardant le poste auquel leurs suffrages l’ont élevé ? S’il a cette légèreté ou cette fermeté d’âme (il n’importe comment on voudra l’appeler), d’autres