Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/832

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la défaillance d’une nation lui a fait le don funeste d’un pouvoir sans contrôle.

L’expérience avait trop mal tourné pour qu’on fût tout de suite tenté de la renouveler. Aussi quand, après les désastres de 1870, la République est rentrée en scène, personne n’a même conçu la pensée de recourir une seconde fois, pour l’élection de la présidence, à l’épreuve du suffrage universel. Dans l’exposé du projet de constitution mort-né présenté par M. Dufaure, au nom de M. Thiers à la veille de leur chute commune, ce système électoral n’est mentionné qu’avec cette qualification dédaigneuse : « Ce mode déjà éprouvé n’a pas laissé un souvenir qui le recommande. »

Mais les souvenirs même les plus pénibles s’effacent vite en France, surtout quand un mal passé, qui n’est plus que songe, est remplacé par un mal présent, qui semble pire. L’extrême faiblesse du pouvoir exécutif dont nous sommes aujourd’hui témoins et dont j’aurai tout à l’heure à expliquer les causes, le spectacle d’un parlement dont les empiétemens absorbent, confisquent et annulent toute autre autorité que la sienne, ont déjà fait renaître dans plus d’un esprit le regret de ne plus voir à la tête de l’Etat, au lieu d’une ombre impuissante, un chef dont le bras aurait été armé d’une autorité véritable par un témoignage éclatant et personnel de la confiance nationale. L’élection du Président par le suffrage universel est un thème repris dans la presse par beaucoup d’esprits distingués ; et si leurs voix isolées ne trouvent encore que peu d’écho, il ne faudrait qu’un incident toujours facile à prévoir, une défaillance trop marquée du régime actuel, pour la remettre inopinément en honneur.

Plusieurs causes pourraient y contribuer : d’abord un instinct qu’on peut regretter, mais non méconnaître, du tempérament français. Une récente expérience ne nous a que trop appris quel attrait aussi impérieux qu’irréfléchi porte souvent la France à incarner l’idée de l’autorité dans un homme dont le nom s’emparant subitement de toutes les imaginations vole de bouche en bouche, et qui fixe sur lui tous les regards. Qui de nous n’entend fréquemment exprimer le désir de voir apparaître cet homme prédestiné et le regret qu’il se fasse attendre ? La présidence élue par le suffrage universel serait un autel tout préparé pour une de ces idoles populaires ; et même quand il n’y aurait encore ni demi-dieu ni même de héros à y placer, quand on n’apercevrait aucun rayon de gloire destiné à l’éclairer, on trouverait aisément des adorateurs, en quête d’un culte, qui seraient empressés de l’ériger par avance. Et ce que l’entraînement pourrait faire, la logique ne serait pas en peine de le justifier.