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Ces vieilles leçons de l’expérience avaient pour elle, à ce qu’il paraît, le mérite de la découverte. Elle ne se serait jamais doutée qu’il fût si difficile de constituer le pouvoir exécutif dans un grand pays. Elle n’avait jamais entendu dire que l’élection appliquée au pouvoir suprême avait l’inconvénient d’imposer à l’élu trop de dépendance ou de lui donner trop d’ascendant. Elle ne savait pas que l’élection, étroite et disputée, crée une autorité affaiblie ; large et unanime, une autorité menaçante… Aussi l’incertitude croissait d’heure en heure, quand un orateur se leva pour tirer l’Assemblée de peine. « Quand on ne sait comment choisir, » dit-il, « il y a un moyen simple : c’est de tirer au sort ; et à tant faire « que de jouer, il faut multiplier les chances. Mettez à la grande « loterie, à la loterie du suffrage universel. L’assemblée suivit le « conseil et joua sur un coup de dés la destinée de la France[1]. »

Les dés étaient pipés ce jour-là, et l’orateur peut-être aurait pu s’en douter, car le favori populaire dont une élection par le suffrage universel allait couronner les prétentions était assis en face de lui et l’écoutait parler. La discussion même venait de révéler à ce témoin attentif toutes les étapes du chemin par lequel il devait passer pour atteindre ce but, qui n’était déjà ignoré de personne, il n’eut garde d’en manquer aucune. Le débat n’était pas clos depuis deux mois, que le prince Louis Bonaparte était appelé par sept millions de suffrages à présider la République, à laquelle il ne se fit pas scrupule de prêter serment ; et dès le lendemain commença le duel entre le pouvoir présidentiel et le pouvoir parlementaire, représenté successivement par deux assemblées, la Constituante et la Législative. La première renonça tout de suite à soutenir la lutte, la seconde la prolongea pendant deux mortelles années, qui donnèrent le temps à son rival d’ajouter (exactement comme on l’avait prévu) à l’immense force morale dont il disposait, une force-matérielle non moins grande, organisée tout à l’aise et à sa dévotion. Lugubre drame ! dont les péripéties monotones furent couronnées au dernier acte par une surprise qui n’étonna personne et une contrainte subie sans la moindre résistance. J’ai tort de dire que cet acte fut le dernier : tout au moins faudrait-il ajouter qu’il fut suivi d’un douloureux épilogue ; car les malheurs du second Empire ont été amenés par une série de fautes si gratuitement commises qu’on n’y peut voir que l’effet de ce vertige dont tout être humain est tôt ou tard atteint quand

  1. Albert de Broglie, Du dernier conflit entre l’Assemblée et le Président de la République. Revue des Deux Mondes, du 15 février 1849.