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parvenu d’ailleurs à ce degré de folie où tout ce qui n’est pas l’objet de la passion s’efface et s’abolit, incapable de se résigner à reprendre sa monotone existence dans son monotone intérieur, va finir dans le petit lac dont quelques heures auparavant il admirait l’austère beauté avec la bien-aimée.

Les Âmes solitaires eurent un sort meilleur que les deux pièces précédentes : tandis qu’Avant l’aurore n’obtenait d’éclatant succès que sur la Scène Libre populaire, que M. Bruno Wille venait de fonder sur le modèle de la première Scène libre, l’œuvre nouvelle arrivait au Théâtre-Allemand, dont le public habituel l’accueillait avec faveur, et M. Otto Brahm entonnait un dithyrambe dans sa revue. Pour lui, la victoire était certaine : il réclamait modestement sa petite part dans le triomphe, qui sans doute allait s’affirmer avec une force croissante.


La pièce de M. Hauptmann qui vint ensuite, et fut aussi jouée au Théâtre-Allemand, obtint un succès qui parut justifier ces prévisions favorables. C’est une comédie, cette fois, le Collègue Crampton, qui, suivant la formule, montre « sous un nouveau jour » le talent du jeune dramaturge. Rien ne diffère plus que le rire d’un pays à l’autre : aussi, si la pièce nous paraît d’une insupportable niaiserie, ne faut-il point affirmer que nous soyons dans le juste. Écrite pour des Allemands, elle fait rire des Allemands qui, de plus, s’ingénient à lui trouver une espèce de sens et traitent le héros comme un « Falstaff moderne ». Ce héros est encore un ivrogne, tant M. Hauptmann a de peine à trouver une autre matière dramatique que l’alcoolisme. Seulement, tandis que ses précurseurs sont des ivrognes tristes et tragiques, il est un ivrogne comique et gai : professeur à l’Académie des Beaux-Arts d’une ville silésienne qu’on ne désigne pas autrement, Crampton passe ses soirées à boire avec ses élèves ; tant et si bien qu’il finit par être révoqué. Ayant bu tout ce qu’il possédait, et même davantage, il se trouverait dans un grand embarras, si le hasard ne venait à son aide. Il s’était lié particulièrement avec un élève amateur, de famille riche, nommé Strähler, qui avait été expulsé de l’Académie pour avoir rossé le bedeau : Strähler, de son côté, s’était épris de la fille préférée de Crampton, Gertrude, et ce sentiment lui inspirait une grande vénération pour le « Maître » au génie incompris et malheureux duquel il persistait à croire. Il obtient de sa famille qu’elle recueille Gertrude, il rachète l’atelier de Crampton, le découvre dans le bouge où il s’était réfugié, et le réinstalle en se fiançant avec la bien-aimée, qui reçoit, à valoir sur le mariage, un nombre considérable de baisers…