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cela me pénètre jusqu’au cœur. Mais Jean me tient pourtant de plus près. Je ne puis faire autrement. Et vous êtes encore si jeune, mademoiselle ! À votre âge, on se domine encore si facilement.

ANNA. — Cela m’est affreusement douloureux d’en être arrivée là.
Mme BOCKERAT. — Je ne l’ai encore jamais fait : je ne puis pas me rappeler avoir jamais refusé à un hôte l’hospitalité. Mais je ne vois aucun autre chemin. C’est la dernière issue que nous ayons tous… Je ne veux pas juger en ce moment. Je veux seulement vous parler, comme une femme à une femme : et comme mère aussi, je désire vous parler. (D’une voix étouffée par les larmes.) Comme la mère démon Jean, je veux venir à vous. (Elle saisit la main d’Anna.) Donnez-moi mon Jean ! Rendez à une mère martyrisée son enfant ! (Elle est tombée sar une chaise et mouille la main d’Anna en larmes.)
ANNA. — Chère, chère madame Bockerat ! Cela… m’émeut profondément. — Mais… puis-je rendre quelque chose ? [ai-je. donc pris quelque chose ?
Mme BOCKERAT. — Nous ferions mieux de laisser cela. Je ne veux pas rechercher, mademoiselle, qui est le tentateur. Je ne sais qu’une chose : mon fils, de toute sa vie, n’a jamais eu de mauvais penchans ; j’étais si sûre de lui, que je ne comprends pas encore aujourd’hui… (Elle pleure.) C’était de la présomption, mademoiselle Anna.
ANNA. — Quoi que vous disiez, madame Bockerat, je ne puis pas me défendre contre vous…
Mme BOCKERAT. — Je ne voudrais pas vous faire de la peine. Je ne voudrais pas vous blesser, pour l’amour du ciel. Je suis dans vos mains. Je ne puis que vous prier, et vous prier encore dans la terrible angoisse de mon cœur. Laissez à Jean sa liberté, — avant que tout soit perdu, — avant que le cœur de Külhe ne se brise. Ayez pitié !
ANNA. — Vous m’humiliez trop… J’ai l’impression comme d’être battue, et… Mais non. — Je veux vous parler simplement. (Test une chose décidée, je m’en vais. Et s’il ne s’agit que de cela…
Mme BOCKERAT. — Que dites-vous donc, mademoiselle ? Eh ! les mots viennent à peine sur mes lèvres. Les circonstances sont telles que… il faudrait même que ce fût tout de suite, — si possible, vous devriez, en ce moment même…
ANNA. — Elle prend ses effets qu’elle a déposés.
Mme BOCKERAT. — Je n’ai plus le choix, mademoiselle.
ANNA, ses effets à la main, marche vers la porte, puis s’arrête devant Mme Bockerat. — Pouviez-vous penser que je tarderais encore ?
Mme BOCKERAT. — Dieu vous accompagne, mademoiselle !
ANNA. — Adieu, madame Bockerat.
Mme BOCKERAT. — Répéterez-vous à Jean notre conversation ?
ANNA. — Soyez sans crainte, madame Bockerat.
Mmee BOCKERAT. — Que Dieu vous garde, mademoiselle Anna !


Anna partira, après une scène d’adieux qui n’est point sans grandeur ; mais le malheureux Johannes, énervé par ces luttes,