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« Il faut faire aujourd’hui sur mer ce qu’eût fait Henri IV s’il en avait eu la puissance. »

Ce sont là des querelles de détail. L’ensemble du tableau reste vivant, fidèle, et tel qu’on ne saurait trop le recommander aux méditations des hommes politiques. Longtemps nous nous sommes débattus dans les abstractions, dans les affirmations sans preuve. On a construit des doctrines, on en a démoli ; mais les démolisseurs même n’ont pas échappé à l’esprit de système. Ceux qui s’intitulent positivistes n’ont fait que changer d’abstraction, car c’est encore viande creuse que de disséquer à outrance et de s’interdire les vues d’ensemble. Taine lui-même, avec tout son génie, n’a pas évité l’écueil, et, faute de sens politique moyen, il flotte, comme historien, entre des idées trop générales et des observations trop particulières. Ses imitateurs n’ont renversé les autels de la déesse Raison que pour élever un temple à cette divinité hasardeuse qu’on appelle la Science. Ils ont remplacé les phrases empanachées des doctrinaires par une foule de mots en isme qui ne renferment pas beaucoup plus de sens. La notion de la chose publique s’en est ressentie. Dans les discussions courantes, l’Etat est devenu une sorte d’allégorie, un géant monstrueux et anonyme dont l’administration formerait les cent bras. Les uns lui ont demandé le bonheur universel, les autres l’ont chargé de tous les crimes de la tyrannie. On a disserté, on disserte tous les jours sur l’Etat et ses limites, sur les droits de l’individu, etc., dans des termes aussi vagues que s’il s’agissait de raisonner sur la pianote Mars. Qui songe à l’Etat français, lequel est une institution très particulière, fondée entre l’Océan et les Alpes pendant une longue suite de siècles, et qu’on ne saurait ni mutiler, ni surcharger sans péril pour la santé nationale ?

Tocqueville, après La Fayette, pensait « que le système exagéré des causes générales procurait de merveilleuses consolations aux hommes politiques médiocres. » Nous ne sommes pas guéris de cette maladie. Nous la suçons, pour ainsi dire, avec le lait. Nous la respirons au collège, dans le vent des périodes cicéroniennes. Nous la nourrissons avec soin dans les conférences et les parlotes où des orateurs imberbes s’entraînent à la grande éloquence. Nous y apprenons l’art « d’élever les questions, » c’est-à-dire d’amonceler des images ; et plus tard, nous appliquons ce verbiage à la politique, où toute erreur fait compte. Ou bien, passant à l’excès contraire, par défiance des idées générales, nous nous noyons dans l’infiniment petit.

Le seul moyen d’échapper à cette logomachie, c’est de tourner le dos aux systèmes et de considérer les institutions ou les peuples dans leur continuité historique. Je voudrais qu’on parlât moins