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conseil, il montait au Parlement, demandait avis et quelquefois assistait aux plaidoiries… À cette occasion, on avait dressé, depuis le bas des grands degrés jusques en haut, une allée faite d’ais et planchéiée de nattes où son mulet le montait… » La comparaison de l’homme de cour et de l’homme d’Etat, du vulgaire intrigant et du grand ambitieux, abonde en traits justes et profonds. Ce dernier, dit-il, « a des ambitions âprement personnelles ; mais son esprit est assez fin et son cœur assez noble pour les subordonner au bien de l’Etat. » Il faudrait rapprocher tout ce morceau du portrait trop célèbre que La Bruyère a tracé du diplomate. On reconnaîtrait, je crois, que, dans les matières politiques, l’écrivain de nos jours, qui sait l’histoire et qui a manié les affaires, est supérieur au subtil moraliste, relégué dans la pénombre de quelque domesticité princière. Il y a des tableaux d’histoire, par exemple une peinture très vivante de la cour de Henri III. Il y a aussi des tableaux de genre, celui-ci entre autres sur les mœurs des boutiquiers : « Ils s’habillent d’étoffes sombres, de robes de futaine ou de bouracan, et les femmes au nez pointu, à l’œil fixe, pâles de l’humide immobilité où elles vivent, bornent tout leur orgueil à faire sonner, en allant et venant dans l’étroite demeure, les trente-deux clefs et les bourses pendues à leur « demi-ceint d’argent. » Enfin il faut lire tout entier le chapitre sur le paysan, d’une si accablante réalité. On n’en peut rien détacher sans l’affaiblir. C’est certainement un art consommé qui fait ainsi jaillir l’émotion du document, et tire de tout — du vieux livre de raison, du pamphlet politique, de l’antique chanson saisie au vol — comme un écho de cette longue plainte qui monte vers nous à travers les siècles.

Quant aux conclusions, elles sortent naturellement des faits. Contrairement à l’opinion qui, transportant dans le passé les idées modernes, voit l’unité de la France écrite à chaque page de ses annales et imprimée d’avance sur le sol de l’ancienne Gaule, nous assistons à la formation très pénible de l’unité française, au milieu de la plus grande diversité de races, de tendances et de prétentions. M. Hanotaux montre très bien que la tâche était ardue et que les choses auraient pu se passer autrement. Par exemple, il nous donne de si bonnes raisons en faveur de la Ligue, placée entre la royauté impuissante et le protestantisme menaçant, que nous nous étonnons avec lui de son rapide effondrement, lorsqu’un concours extraordinaire de circonstances réunit, sur la, tête de Henri IV, tous les droits et tous les titres des partis en présence. C’est le sentiment de la difficulté vaincue qui lui permet de caractériser l’œuvre des rois avec une pleine équité. « L’histoire, dit-il, devrait leur savoir gré de leurs traités plus que de leurs