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justement un portrait fidèle et complet de l’ancienne France : — non point une allégorie banale, drapée à la Rubens dans un manteau de fleurs-de-lys et dissimulant, sous une fade régularité, les saillies du modèle ; — encore moins une toile grossière, brossée à la hâte par quelque peintre d’enseignes politiques ; mais un de ces raccourcis vigoureux, qui, rassemblant les membres épars d’un grand peuple, nous montre sa croissance à travers les siècles, et nous aide à retrouver, dans sa maturité, les traits de son enfance. Il semble que les historiens scrupuleux aient toujours reculé devant la grandeur de la tâche.

Les témoins de l’ancien régime étaient trop près : ils manquaient à la fois de perspective et de liberté d’esprit. Il y a des vues hardies dans les écrits du XVIe siècle. Plus tard, la pompe du grand règne efface tout. Voltaire n’aperçoit guère, avant Louis XIV, qu’un chaos gothique et les crimes de l’Eglise. Montesquieu, plus pénétrant, ne parle de son pays qu’avec des ménagemens infinis. Sa robe de magistrat le gêne. Sans doute, il fait la théorie de l’ancien régime : ses maximes sont des gazes transparentes derrière lesquelles on voit paraître les contours de la France ; mais enfin ce n’est qu’un profil, et l’on n’a pas fait œuvre de peintre quand on a dit que « l’honneur est le ressort de la monarchie. »

De nos jours, c’est autre chose. Le siècle historique par excellence étudie avec passion l’ancienne France. Il la célèbre en vers et en prose. Il remonte aux vraies sources. Mais, quand il s’agit de porter un jugement d’ensemble, l’esprit de système s’en mêle et fait dévier le pinceau des historiens. C’est que la plupart d’entre eux sont obsédés par le souvenir de la Révolution. Ile qu’ils demandent à l’ancien régime, ce sont des argumens pour l’absoudre ou pour la condamner. Vainement ils s’efforcent de l’oublier. Vainement ils s’enfoncent dans les ténèbres du passé : c’est elle encore qu’ils contemplent du fond des siècles.

Augustin Thierry, ce peintre si ferme des temps barbares, est moins impartial quand il se rapproche des temps modernes. Il nous montre un colossal Tiers-Etat, dont l’ombre s’allonge sur toute la monarchie. Tel ce bourgeois légendaire, qui se faisait représenter en pied devant un tout petit Mont-Blanc. — Guizot, professeur éloquent, couche le cadavre de l’ancienne France sur la table de marbre, et lui voilant avec soin le visage, il démontre sur son corps le jeu des grands organes sociaux. Il la félicite de lui offrir le plus beau cadavre, le moins individuel et par suite le plus propre à établir des vérités générales. Il s’écrie fièrement : « Si j’en avais connu un meilleur, je l’aurais choisi ! » Du reste, sa leçon s’arrête au moment précis où la France, prenant conscience