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Plaignons les riches qui s’enferment dans leur argent, comme dans une prison aux grilles d’or dont les barreaux les séparent de leurs frères. Ceux-là, non plus, ne savent pas être riches. Ils ignorent les meilleures joies de la fortune. La richesse n’est pas toujours corruptrice ; elle ne corrompt que ceux qui mettent leur cœur en elle. Bien mieux, selon le mot d’un contemporain[1], sa fonction, trop méconnue, est de créer autour d’elle les conditions matérielles de la moralité. Ainsi du logement, par exemple. C’est pour cela qu’il nous est permis d’en souhaiter la diffusion parmi nous ; — non pour le confort des sens, non pour donner à tous les aises amollissantes et les joies banales du bien-être matériel ; mais pour la pureté du foyer et l’intégrité de la famille ; pour que le corps étant moins durement ou moins longtemps courbé vers le sol, l’âme aussi se tienne plus droite ; pour que l’esprit ait plus d’aise et de liberté, et que, partout, dans la vie humaine, il entre plus d’humaine dignité.

La règle de la sagesse, elle nous a été donnée, voici bientôt deux mille ans, sur les collines de Galilée. Soyons pauvres en esprit, ce qui veut dire n’ayons pas notre cœur aux richesses. Et, pour être pauvre en esprit, le chrétien n’a pas besoin, comme le stoïcien île la Home impériale, d’avoir dans son palais une chambre du pauvre, où s’enfermer, à certains jours, sous un vêtement grossier, avec un pain d’orge ou un peu de farine détrempée, comme pour se donner une heure la sensation de la pauvreté, et se prouver à soi-même que les privations n’en sont pas si dures. Il suffit au sage de ce versant du Calvaire (chose malaisée peut-être aux mondains affairés) de se retirer en silence dans la solitude de sa conscience et de sentir que son âme n’est par l’esclave des fades délicatesses du bien-être ou des fastueuses jouissances du luxe. Mais, riches ou pauvres, et juifs ou chrétiens, combien, parmi nous, savent être pauvres en esprit ? Si les riches ne le savent plus, les pauvres eux-mêmes l’ont désappris. A suivre les convoitises des yeux, à surprendre les battemens des cœurs, je ne vois guère, autour de nous, que des riches en esprit. Les plus ardens à déclamer contre l’argent et contre le mammonisme n’ont, le plus souvent, d’autre dieu que Mammon. C’est pour cela que nos sociétés sont malades ; car l’amour de la justice ; n’est pas seul à travailler notre démocratie.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. M. Paul Desjardins.