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complexion, à notre âge, à notre régime social, à toutes nos conditions d’existence ; mal qui a gagné toutes les classes ; non que toutes en soient également contaminées, mais aucune n’en est indemne. S’il est plus visible dans les couches moyennes ou supérieures, la pauvreté n’en préserve point. A trop de pauvres, il ne manque, pour avoir les vices des riches, que les moyens de s’y livrer. Le peuple est démoralisé par les exemples d’en haut. D’après ce qu’il en aperçoit, toutes les classes supérieures, tout ce qu’il confond sous le nom de bourgeoisie lui apparaît incurablement gangrené. « Que dit-on dans les ateliers ? demandait à un ouvrier de sa connaissance un sénateur philosophe. — Monsieur Jules, on dit que tous les bourgeois sont pourris. Depuis le Panama, la démonstration est faite. »

La bourgeoisie, une pourriture ! voilà le sentiment du peuple dans presque tous nos États modernes. Nous savons, nous autres, combien cela est faux ; mais cette opinion s’enfonce dans les cervelles populaires ; elle est en train d’y devenir un axiome. Les masses raisonnent des bourgeois, comme nombre de bourgeois raisonnent des juifs : tous exploiteurs, tous voleurs ! Pour le peuple des villes surtout, tel est le sens de nos scandales politiques et financiers ; Panama a été le procès de la société bourgeoise, enveloppée tout entière dans la même réprobation. Le peuple nous applique la théorie du bloc. Pas d’autre remède que de supprimer le bourgeois. Cela est radical, mais cela est au moins plus logique que de se contenter de supprimer le juif.

Supprimer le bourgeois, ce n’est point, il va de soi, la solution bourgeoise. Pas n’est besoin d’un remède aussi violent. Pour se délivrer de la corruption et s’affranchir des vilenies de l’argent, il n’y a, selon beaucoup, qu’à écarter les hommes d’argent. Mais où commencent, où finissent, de nos jours, les hommes d’argent ? Bien simple qui les croit tous réunis sous les colonnades de la Bourse ! Leur nom est légion. Le Fils de l’homme chassait les marchands des portiques du Temple, mais il leur laissait la ville et la campagne. Les philosophes grecs, plus sévères, mettaient les hommes de négoce en dehors de la cité ; ils leur permettaient d’y vivre, d’y trafiquer, non d’y prendre part aux affaires publiques. Aristote est formel à cet égard : il bannit les marchands de l’agora[1]. Il n’y veut que des hommes libres, affranchis des préoccupations mercantiles qui s’opposent à la pratique de la vertu, car la recherche du gain empêche l’acquisition de la sagesse. Pareille

  1. Aristote, Politique, liv. I, ch. VIII ; — liv. VII, ch. IX. Cf. Platon, les Lois, liv, XI.