Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 122.djvu/734

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nulle part, en pays chrétien, la domination de l’argent n’a été aussi éhontée et aussi tyrannique ; et, bien qu’on y compte, de longue date, des juifs nombreux, personne, que je sache, n’a encore découvert que cela fût dû à l’invasion des « Sémites ».

Il n’en est pas encore de notre France comme de la fédération américaine ; mais le mal, chez nous, est déjà grand, et à en juger par les dernières élections, le pays en paraît si peu inquiet que je ne sais s’il aura l’énergie d’en triompher. Cette France qui, depuis le Consulat et durant tout le XIXe siècle, était restée le modèle de l’intégrité administrative, voilà que, depuis une douzaine d’années, elle semble atteinte de la répugnante maladie dont nous la croyions à jamais indemne. Le chancre, le lupus hideux a pris la république par la tête, par le personnel parlementaire, par les ministères et les Chambres. À tous les yeux qui n’ont pas voulu demeurer fermés, les demi-révélations du Panama ont laissé entrevoir l’étendue et la profondeur de l’ulcère. Les dossiers de Cornélius Herz et le carnet d’Arton ont beau nous avoir été soustraits, nous avons aperçu, dans le cabinet de plus d’un homme politique, de louches agences où l’on trafiquait simultanément des croix d’honneur, des influences de partis et des concessions de l’État[1]. Le courtage s’est introduit dans nos mœurs politiques ; et, Levantins ou juifs allemands, les courtiers de race, les makler au crayon tentateur se sont glissés dans les couloirs du Palais-Bourbon. Paris semble devenu la terre d’élection des aventuriers et des aigrefins de toute origine ; c’est que, selon le proverbe talmudique, la brèche appelle le voleur. Et que de brèches béantes ont trouvées dans nos murs les rôdeurs de nuit ! Il ne leur a pas fallu longtemps errer autour de nos monumens ; ils n’ont même pas eu besoin d’escalades nocturnes. Les veilleurs, préposés par le peuple à la garde de la chose publique, leur ont fait signe du doigt et leur ont tendu la main, les aidant à enjamber les grilles et à sauter les fossés.

Des deux larrons alliés pour exploiter l’ingénuité populaire, — de l’aventurier sans patrie qui se fait décorer pour accroître le nombre de ses dupes, et du ministre ou député, serviteur de la démocratie, dénonciateur attitré des abus, qui trafique de ses votes ou de son influence, — le plus abject me semble encore le politicien. L’homme d’argent, le tripoteur exotique fait son vil métier ; l’autre, le démocrate, ment à sa vocation. Il commet le

  1. On savait, depuis longtemps, à l’étranger que telles feuilles républicaines payaient leurs bailleurs de fonds avec des croix de la Légion d’honneur. Voyez notamment Sir Ch. Dilke, l’Europe en 1887 ; Quantin, édit. française, p. 70.