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détacher de la majorité ministérielle. Les unionistes ralliés au parti conservateur et quelques membres de ce parti se sont donné, au contraire, le malin plaisir de voter pour le cabinet, mais non pas en assez grand nombre pour lui assurer la victoire. La défection provisoire des uns, le concours ironique des autres, enfin le chassé-croisé qui en est résulté, révèlent une situation profondément troublée. De pareils tours de passe-passe n’auraient pas pu se produire du temps de M. Gladstone. L’impression générale a été que lord Rosebery ne tenait pas son parti. Arrivera-t-il à en ressaisir la direction et à l’exercer d’une main plus ferme et plus sûre ? Peut-être. Le discours récent qu’il a prononcé en Écosse a paru donner plus de satisfaction que les précédens aux Irlandais et aux Écossais. La forme en est plus adroite, le fond reste le même.

Il s’agit toujours, avant de concéder un gouvernement local à l’Irlande, de faire accepter cette réforme par l’Angleterre ; mais c’est précisément la condition que lord Salisbury et le parti conservateur ont de tout temps imposée à l’avènement du home rule. Quand sera-t-elle réalisée ? Lord Rosebery espère qu’elle le sera bientôt, et il a fait avec complaisance le décompte des adhésions qui se sont produites depuis quelques années. Elles sont encore loin d’être suffisantes. Aussi, le nouveau chef du parti libéral a-t-il jugé opportun de prodiguer à l’Irlande les meilleurs conseils, afin que par sa sagesse, sa prudence, sa bonne tenue, sa conduite exemplaire et rassurante, elle donne enfin à l’Angleterre de bons motifs de se convertir au home rule. Le jour où l’Irlande se montrera tout à fait résignée à son sort, l’Angleterre comprendra que le moment est venu de le changer. Nous ne voulons pas faire de comparaison excessive, mais, en vérité, lord Rosebery traite un peu l’Irlande comme l’Egypte elle-même. Les Anglais, tout le monde le sait, ne demandent qu’à évacuer l’Egypte, qu’ils occupent bien malgré eux. Ils ont pris, à cet égard aussi, des engagemens d’honneur et ils attendent avec impatience l’occasion de les tenir. Le moment est-il venu ? Non, et lord Rosebery a même laissé entendre qu’il ne viendrait pas de sitôt. Pourquoi ? Parce que l’Egypte montre un trop vif désir de retrouver son indépendance, et que cela effraie. On a même entamé, contre le jeune khédive, une campagne de mensonges et de calomnies, où la mauvaise foi et la brutalité de la presse britannique ont dépassé de beaucoup leur mesure ordinaire. Quand l’Egypte et le khédive apprécieront davantage le bienfait de l’occupation anglaise, ce sera, aux yeux de lord Rosebery, l’heure de la faire cesser. Mais si, comme cela est fort possible, lord Salisbury est alors premier ministre, il reprendra sans doute sa fameuse métaphore, et déclarera insensé de retirer le jardinier d’un jardin où poussent dans une paix heureuse de si belles fleurs et des fruits si savoureux. N’y a-t-il pas là, pour l’Irlande, un exemple à méditer ?