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leurs contemporains, à leurs amis surtout, le plus de surprises. Il y a en lui une puissance de renouvellement indéfinie. Disons à son honneur que le principe secret de ces brusques transformations a toujours été une véritable générosité de sentimens et une sensibilité de la fibre humaine qui est assez rare, au même degré, parmi les hommes de sa race. Lorsque M. Gladstone aperçoit distinctement le droit et la justice, il ne voit plus autre chose. Dans la défense de ses opinions successives il a constamment apporté une impétuosité qui ne s’arrêtait devant aucun obstacle. Il a perdu des amis, il a trouvé des alliés imprévus : il ne s’est embarrassé ni de ce qu’il laissait, ni de ce qu’il rencontrait sur sa route, marchant à son but avec la fixité d’esprit d’un mystique, en même temps qu’il apportait dans le détail des questions économiques, financières, parlementaires, une intelligence pratique, une science technique et précise, une souplesse et une habileté de conduite presque sans égales dans la nation du monde, douée de l’expérience des affaires la plus consommée qui fut jamais. Grande figure assurément, et qui restera une des gloires de l’Angleterre. Agitateur puissant et presque révolutionnaire, après avoir changé tant de choses autour de lui, il a terminé sa carrière politique en jetant à la Chambre des lords une menaçante déclaration de guerre. Un tel homme devait modifier profondément la constitution historique de son parti, sans parler du parti contraire : c’est ce qui est arrivé en effet, et il a fallu son ascendant personnel pour conserver unis sous sa direction les groupes un peu disparates dont il était le chef respecté.

Lord Rosebery lui a succédé, et ce choix n’a surpris personne. Lord Rosebery était sans conteste le lieutenant le plus en vue de M. Gladstone. Tout lui a réussi jusqu’à ce jour : il a été vraiment l’enfant chéri de la fortune. Mazarin, pour juger un homme, avait l’habitude de demander s’il était heureux. D’après ce critérium, il aurait eu la plus haute idée de lord Rosebery. Celui-ci ressemble d’ailleurs infiniment peu à M. Gladstone : ses qualités sont tout à fait différentes. Il est froid, réservé, calculateur, et ne livre rien au hasard ; hardi pourtant, point du tout timoré, et plus avide de popularité qu’embarrassé sur les moyens de l’obtenir. Il a poussé assez loin, au sein du Conseil de comté de Londres et même ailleurs, un flirt inquiétant avec les socialistes ; mais tout a bien fini, et on en a admiré davantage son audace et son adresse. A deux reprises différentes il a été ministre des Affaires étrangères ; il l’était encore, il y a quelques jours, lorsque la succession de M. Gladstone est venue le surprendre, et dans ces délicates fonctions il a eu la chance de ne pas inspirer moins de confiance aux conservateurs qu’aux libéraux. Peut-être même leur en inspirait-il davantage. Ils voyaient volontiers en lui un homme qui ne dérangerait rien au Foreign-Office, et qui maintiendrait toutes choses en l’état jusqu’au retour attendu de lord Salisbury. Plus que ce dernier, il