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prévoir les suites. C’est peut-être la première fois qu’un chef de parti, affaibli par l’âge et par les infirmités qui en résultent, se retire au milieu même de la campagne qu’il a engagée, laissant à d’autres le soin de gagner la bataille ou la responsabilité de la perdre.

On répète beaucoup que, dans les gouvernemens parlementaires et libres, les hommes ont moins d’importance que dans les gouvernemens autoritaires. En théorie, cette affirmation paraît fondée : elle n’a jamais été démentie que par les faits. Il n’est pas démontré que la disparition du prince de Bismarck lui-même, — et on sait de quel poids il pesait sur l’Europe entière ! — ait changé plus de choses en Allemagne que n’en changera en Angleterre la retraite de M. Gladstone. Si, à sa place, lord Salisbury s’était retiré des affaires politiques pour se recueillir dans le repos, le parti conservateur n’aurait guère été moins ébranlé. Quoi qu’on en dise, les hommes sont pour beaucoup dans la trame de l’histoire, et il suffirait d’en supprimer un très petit nombre pour changer du tout au tout le cours des événemens. C’est à peine si les formes politiques les plus diverses modifient la valeur du coefficient qu’un personnage puissant apporte et remporte avec lui, et cela est vrai d’une vérité universelle. Nous parlions du prince de Bismarck ; mais à côté de lui, et le plus souvent contre lui, qui donc a organisé en Allemagne le parti catholique si ce n’est M. Windthorst ? Et, quand M. Windthorst a disparu, qu’est devenu son parti ? Il a été au moins très affaibli. Les mêmes phénomènes se reproduisent partout, parce que l’homme est partout le même. Les institutions sont un cadre changeant et mobile, qui a une influence plus limitée qu’on ne le croit sur un tableau dont les lignes principales restent les mêmes, toujours reconnaissables à un œil exercé.

Le parti libéral, tel qu’il est aujourd’hui constitué en Angleterre, est une œuvre artificielle qu’il serait absolument impossible d’expliquer en dehors de M. Gladstone. C’est lui qui l’a d’abord défait, puis refait à son image et à son usage. Il en est, au surplus, de même du parti conservateur, auquel M. Chamberlain a apporté, avec les unionistes, un appoint assez important de radicaux. Cette coalition contre nature est due encore à M. Gladstone, qui repousse les uns avec autant de force qu’il attire les autres. Son influence réflexe sur le parti conservateur n’a pas été moins grande que son influence directe sur le parti libéral. Une longue et brillante existence politique, une grande éloquence, un esprit de réforme souvent heureux et quelquefois troublant, une activité infatigable, une respectabilité personnelle que les passions politiques les plus ardentes n’ont jamais essayé d’atteindre, ont mis depuis longtemps M. Gladstone hors de pair parmi les hommes d’État de son pays, et lui ont assuré une autorité qui a survécu à toutes les épreuves. Ces épreuves ont été fréquentes. M. Gladstone est un des hommes qui se sont le plus souvent transformés et qui ont causé à