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convention. S’il y a un droit international, c’est que les peuples civilisés sont liés entre eux par des stipulations écrites ou tacites, que la guerre annule et remplace par une loi de fer, qui n’est pas une loi. Le vrai droit est une liberté octroyée à laquelle correspond une obligation consentie. Les sociétés ayant consacré le principe de la propriété individuelle, je suis autorisé à posséder mon champ parce que je reconnais à mon voisin le droit de posséder le sien. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse, » telle est la formule générale du droit. La formule de la guerre est celle-ci : « Ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit, fais-le à ton prochain. » Ajoutons que le vrai droit suppose un juge impartial qui le définit et qui apprécie les cas. L’État belligérant est son propre juge, il apprécie lui-même son cas, et sa justice ne reconnaît pas d’autre règle que son intérêt personnel. Au surplus, il est puéril de demander au conquérant de justifier sa conquête en ne prenant que ce qui lui est vraiment nécessaire ; il a seul qualité pour connaître ses besoins, comme il est seul à savoir où commence et où finit sa force. S’il s’est fait de présomptueuses illusions, s’il s’est attiré des ennuis, il ne pourra s’en prendre qu’à lui-même, mais il n’est pas question de droit dans cette affaire. Le lion qui a mangé plus de moutons qu’il ne lui en fallait pour ne pas mourir de faim expiera son imprudence par une indigestion ; mais, n’en mangeât-il qu’un seul, il n’a pas été un justicier, il vit dans un monde où le droit n’existe pas, et un peuple civilisé qui se tire de ses embarras en s’arrondissant aux dépens de ses voisins y trouvera sûrement son compte ; mais tout ce qu’il peut alléguer à la décharge de sa conscience, c’est qu’il y a des cas où l’injustice est une sorte de nécessité naturelle.

Aux yeux d’un sage qui n’a de goût ni pour les rêveries mystiques ni pour les sophismes des faux philosophes, la guerre est un scandale ; car elle ramené brusquement les peuples à l’état de nature, elle est la suspension du droit et partant un désordre. Y a-t-il lieu de croire que les hommes, devenus un jour plus raisonnables, s’en dégoûteront à jamais ? Le sage en doute. Il sait que certaines maladies ont des retours périodiques, que nous appartenons à la nature plus encore qu’elle ne nous appartient, et que dans tout civilisé il y a un sauvage enchaîné qui, aspire à sa délivrance. C’est à ce sauvage que la guerre procure les jouissances les plus vives qu’il puisse éprouver ; elle le rend à la vie d’aventures dont il avait perdu l’habitude et dont le souvenir le hante. J’ai connu un vieux bonhomme, d’un caractère très doux et fort liant, qui aimait passionnément la chasse au canard ; c’était sa folie, ses délices et sa fureur. Les jours où il se livrait à son délassement favori, il avait l’humeur très solitaire ; on lui aurait gâté son plaisir en lui offrant de l’accompagner. Quand il revenait le soir de ses marais, recru de fatigue, mais content, et qu’on lui demandait combien de canards il avait tués, il répondait : « Qu’importe ! j’ai passé