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désirée que par les rois, que les peuples sont des troupeaux qu’ils conduisent à la boucherie, ont mal lu l’histoire, et lorsque Barnave essaya de persuader à l’Assemblée nationale que pour abolir la guerre il suffisait d’ôter au pouvoir exécutif le droit de la déclarer, Mirabeau lui répondit avec raison que dans certains cas les peuples n’étaient pas moins belliqueux que les rois. Quelquefois même ils le sont davantage, et ils contraignent leurs souverains à tirer l’épée.

Quand ils n’ont pas de raisons de la désirer, la guerre leur fait peur ; mais le plus souvent ils l’acceptent sans se plaindre, comme une dure nécessité, comme une loi terrible et inexorable de la nature. Se fâche-t-on contre la grêle ? Ils ont pour les conquérans plus d’indulgence que les économistes. Les princes qui ont fait parler la poudre sont les seuls dont ils sachent le nom. Ils les regardent comme des êtres miraculeux qui n’avaient pas de comptes à leur rendre. Les peuples ont une étonnante facilité à admirer l’homme qui les a fait souffrir ; ils oublient bien vite leurs épreuves et leurs griefs, et ils lui savent gré d’avoir donné au monde de grands spectacles, de grandes émotions et communiqué un peu de sa gloire aux plus humbles destinées.

« Le paysan, a dit George Sand, est tout imagination sous son matérialisme apparent. Sa maison, son champ, son arbre, son mur, deviennent pour lui des êtres, des dieux, qui sait ?… Il gratte le sol avec une vieille pioche ébréchée. Peut-être que ce vieil outil est un dieu aussi. Il rêve, et il croit travailler. » Mais si les hasards de sa vie ont voulu que jadis il risquât sa peau sur un champ de bataille, c’est à son aventure qu’il rêve. Il l’a cent fois, mille fois contée, il la contera jusqu’à son dernier jour. Il se souvient qu’autrefois, là-bas, dans un pays qu’il aurait peine à retrouver sur la carte, il a ressenti des émotions qu’il n’avait jamais éprouvées, il a eu des vertus qu’il n’avait jamais pratiquées, qu’il a vu la mort face à face sans pâlir, qu’il s’est senti supérieur à lui-même et tout près d’être un héros, et qu’il y a dans son passé une page qui ressemble à une légende. Les philanthropes reprochent à la guerre ses horreurs, les économistes la traitent de ruineuse folie ; ni les uns ni les autres ne peuvent nier qu’elle ne soit la seule poésie que comprennent les peuples, et que, si elle venait à disparaître, il se ferait un grand vide dans les imaginations. N’est-ce pas la guerre qui a créé l’épopée ? N’est-ce pas l’épopée qui fut pour les hommes la première école d’idéalisme, qui, leur révélant le sentiment de la gloire, d’animaux rampans les transforma en animaux rêveurs et leur apprit à agrandir leur vie par le souvenir et l’espérance ?

Comme les moralistes et comme les peuples, la religion a, tour à tour, maudit et glorifié les champs de bataille. « Bienheureux les pacifiques ! enseignait le Christ. Qu’ils sont beaux, sur la montagne, les pieds des messagers qui annoncent la paix ! » Mais il a dit aussi : « Ce n’est pas la paix que je vous apporte, c’est la guerre. » Moïse a