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se demandent comment on s’y prendra pour imposer les décisions d’un tribunal de paix à un plaideur rebelle et armé jusqu’aux dents. Que des arbitres interposent leurs bons offices pour terminer un petit procès, pour résoudre une question litigieuse de médiocre importance, cela s’est vu, cela se verra souvent. Mais dans tous les cas graves, où il y va de son honneur ou de sa sûreté, une nation fière et puissante acceptera-t-elle un autre juge qu’elle-même ?

Les Sociétés de la paix affirment qu’il est possible d’abolir la guerre ; n’a-t-on pas aboli l’esclavage ? Les sceptiques leur répondent qu’il est des fatalités impossibles à conjurer, et ils allèguent que de l’an 1500 avant Jésus-Christ jusqu’à l’an 1860 de l’ère chrétienne, il a été conclu plus de 8 000 traités de paix qui devaient subsister éternellement, que leur durée moyenne a été de deux ans. Comme Leibniz, les sceptiques estiment que les cimetières sont le seul endroit du monde où règne la paix perpétuelle, « que les morts ne se battent point, que les vivans sont d’une autre humeur, et que les plus puissans ne respectent guère les tribunaux. » Comme le grand Frédéric, ils sont disposés à croire que l’impraticable paix de l’abbé de Saint-Pierre est une vaine utopie, que certains projets ne se réaliseront « que dans un monde idéal où il n’y aura plus ni tien ni mien et où personne n’aura des passions. » Comme David Strauss, ces sceptiques diraient volontiers aux Sociétés de la paix : « Vous vous agitez beaucoup pour abolir la guerre ; que ne vous agitez-vous pour abolir les vents et les orages ? Vous prétendez que le jour viendra où les hommes videront toutes leurs querelles par des conférences pacifiques. Eh ! oui, ce sera le jour où ils auront trouvé le moyen de propager leur espèce par des entretiens raisonnables. » L’auteur de la Vie de Jésus, qui était un grand polémiste, entendait dire par là que comme l’amour, la haine est une passion nécessaire à notre existence, que le jour où l’humanité n’aimera et ne haïra plus, elle sera bien près de mourir.

Parmi les sceptiques dont je parle, les uns regrettent que la paix perpétuelle ne soit qu’une chimère, ils la regardent comme un beau rêve. D’autres, au contraire, sont fermement persuadés que, si les philanthropes réussissaient à supprimer la guerre, ils rendraient avec les meilleures intentions du monde un fâcheux service au genre humain et qu’ils ne travaillent point à l’ennoblissement de notre espèce, qu’une paix qui ne finirait pas plongerait les peuples dans une dangereuse léthargie, que les grands orages, qui dévastent les champs, ont leur utilité, qu’ils assainissent l’atmosphère et qu’après avoir détruit, ils fécondent.

Personne n’a soutenu cette thèse avec plus de chaleur et de conviction qu’un Allemand, M. Max Jähns, qui vient de publier un livre intitulé : La guerre, la paix et la civilisation[1]. « Froid est le tombeau,

  1. Übev Krieg. Frieden und Kultur, eine Umschau von Max Jahns. Berlin, 1893.