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effets d’une pléthore funeste aux individus et à la nation, on entend déjà s’élever un concert d’interrogations inquiètes et de cris d’alarme, chez les démocrates les moins suspects, les plus engoués hier encore de la décevante chimère.

La gratuité de l’école primaire est discutable, parce que l’homme des champs et l’enfant lui-même n’attachent un prix moral aux choses qu’en raison des sacrifices qu’elles coûtent. D’ailleurs cette gratuité est un leurre, elle ne peut pas exister. Les gros sous que le père payait jadis directement à l’instituteur de son fils, il continue de les lui payer sous forme d’impôts accrus, par l’intermédiaire du Trésor central. Si quelques-uns ne paient point, c’est que de plus riches paient pour eux ; substitution louable, excellente. Mais cette forme d’assistance fraternelle était déjà pratiquée dans l’ancien système, et il serait préférable qu’elle s’exerçât franchement dans la commune, pour resserrer les liens de solidarité et mieux marquer le devoir du riche.

La neutralité réelle de l’école serait la meilleure solution, partout où la société est divisée par les croyances religieuses et trop pauvre pour entretenir plusieurs écoles. Mais l’expérience a prouvé que des passions jalouses rendaient cette neutralité illusoire chez nous. Une secte philosophique dominante en a fait une arme de combat contre les anciennes confessions qui lui déplaisent. Or l’Etat n’a pas qualité pour imprimer de nouvelles directions aux consciences. Arbitraire quand un empereur Julien ou un Louis XIV y appliquent leur pouvoir absolu, cette usurpation est insupportable quand une simple délégation de notre puissance collective se la permet. C’est affaire au savant dans son cabinet de corriger ou de remplacer, s’il le peut, les notions religieuses qu’il critique ; et c’est l’office du théologien de les défendre. L’Etat n’est ni savant ni théologien. Dans le domaine moral, il ne lui appartient pas d’escompter l’avenir ; il n’a que la charge de pourvoir aux besoins actuels de ses administrés, aussi exactement et largement que possible, sans anticiper sur les modifications hypothétiques de ces besoins. Certes, il est très malaisé de les satisfaire en répondant aux exigences diverses des consciences. Quand l’Etat n’a pas le vouloir ou la force d’appliquer la neutralité réelle, le mieux pour lui est de s’en remettre aux petits groupes locaux, sous l’œil des familles ; de tolérer des diversités régionales, moins dangereuses qu’une unité tyrannique ; d’aider par d’équitables subventions les minorités impuissantes à se donner l’école de leur choix ; et de supprimer l’iniquité du double paiement, qui révoltait notre historien comme elle révolte beaucoup de contribuables.

Telle est, je crois, la théorie rationnelle et libérale. Elle