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LE
DERNIER LIVRE DE TAINE[1]

Les livres, ces êtres vivans, ont comme les personnes l’abord triste ou gai. Triste est ce sixième et dernier volume des Origines de la France contemporaine, triste comme un orphelin venu avant terme. Admirable fragment d’une grande œuvre inachevée, il a passé dans le silence indifférent de la critique ; à peine s’il a reçu les coups de chapeau distraits que l’on donne au convoi d’un inconnu. Mieux encore que ses aînés, ce volume laisse pressentir le jugement d’ensemble que Taine s’apprêtait à rendre sur le Régime moderne, et qu’il n’a pu libeller. — Pendant plus de vingt ans, l’infatigable mineur a creusé ses galeries d’exploration sous le sol qui porte la cité française. Au lendemain des terribles secousses qui avaient ébranlé cette cité, il s’était promis de reconnaître la nature et la solidité du terrain où elle pose. Avec des blocs puissans noyés dans une accumulation de notes et de menus faits, l’œuvre qu’il retirait de ses excavations donne bien l’impression d’une montagne de déblais à l’orifice d’un puits de mine. — Il s’y enfonça, poussant la sape méthodique dans les couches de débris dont notre sol est formé depuis un siècle, vérifiant les fondemens de nos édifices, les racines dernières des arbres vigoureux en apparence. Pendant vingt ans, il chemina sous les institutions de notre France, patient, courbé sur son pic, les yeux uniquement fixés sur le point d’attaque qu’éclairait sa lampe sourde ; inattentif aux étonnemens, aux passions, aux colères qui se déchaînaient, quand on l’entendait fouir sous quelque enclos sacré,

  1. Les Origines de la France contemporaine. — Le Régime moderne, t. II. — Hachette, Paris, 1894.