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superflu à qui manque du nécessaire. Elle n’a donc rien de très méritoire et, comme toutes les choses qui coûtent peu, elle ne rapporte pas beaucoup. Le sou donné au mendiant, le bon de pain distribué à la porte, le mandat sur la poste envoyé à un inconnu, sont une manière facile de mettre sa conscience à l’aise et de s’acquitter à bon compte de ses devoirs envers le prochain. Nous verrons même tout à l’heure que l’aumône ainsi pratiquée fait souvent plus de mal que de bien ; mais ce n’est pas cependant une raison pour se livrer contre l’aumône pure et simple à des déclamations banales. L’aumône encourage la paresse et entretient la misère. L’aumône dégrade celui qui la reçoit. Voilà ce qu’on trouve à chaque instant non seulement sous la plume de journalistes qui bâclent un article, mais sous celle d’hommes graves qui accouchent de gros livres. Je ne connais rien de dur et de révoltant comme le second de ces aphorismes. Comment ! un brave journalier qui a femme et enfans vit péniblement avec son salaire de quatre francs par jour ; il se casse la jambe et le voilà au lit pour trois mois. Comme il ne peut plus travailler, la misère entre dans le ménage. Les enfans n’ont plus de quoi manger, et le propriétaire réclame son terme. Une personne charitable intervient ; elle paie le loyer et subvient aux besoins de la famille jusqu’à ce que le père soit en état de reprendre son travail. Et le brave homme qui n’accepte cette aumône que sous le coup de la nécessité serait désormais un être dégradé !

Quant à l’autre aphorisme, que l’aumône entretient la misère ; oh ! que je voudrais qu’un de ces docteurs en solidarité et en altruisme daignât un jour quitter sa plume et venir s’asseoir pour quelques heures dans le bureau d’une de ces modestes sociétés charitables dont les administrateurs ne sont peut-être pas grands clercs en matière d’économie sociale, mais s’efforcent de remplir de leur mieux les fonctions qui leurs sont confiées. Que dirait-il en présence d’une fiche comme celle-ci que je choisis entre mille semblables : Famille originaire des provinces annexées ; le père, ancien courtier d’assurances, atteint de cécité par suite d’une ophtalmie purulente des deux yeux, sollicite depuis plusieurs mois son admission aux Incurables ; la mère, d’une mauvaise santé, n’a pas l’habitude du travail manuel ; deux enfans en bas âge, un fils sous les drapeaux, une fille dont le salaire fait vivre toute la famille est employée comme semainière dans un grand magasin, mais vient d’être congédiée provisoirement. Les enfans sont à peine vêtus. Le propriétaire réclame le loyer. — Que faire ? Hâter par des démarches l’entrée du père aux Incurables, tâcher d’obtenir que le fils soit exempté comme soutien de