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II

Il faut donc faire la charité. Il faut la faire parce que, dans nos sociétés complexes, si elle suspendait un seul jour son action, une si effroyable explosion de souffrances en résulterait, un tel cri de misère et de détresse s’élèverait vers le ciel que ceux-là mêmes qui auraient voulu l’abolir reculeraient effrayés devant leur œuvre, et qu’il faudrait recommencer le lendemain ce qu’on aurait cessé la veille. Il faut la faire aussi parce qu’elle est un devoir pour les chrétiens et que, suivant une belle parole de M. Guizot, nous sommes tous beaucoup plus chrétiens que nous ne le savons. Les principes du christianisme ont, grâce à Dieu, si profondément pénétré notre société laïque qu’elle ne peut, quoi qu’elle fasse, les éliminer, et lorsqu’elle croit faire de la solidarité ou de l’altruisme, c’est encore de la charité qu’elle fait. En présence de l’admirable développement de la charité qu’on rencontre dans les pays protestans, je ne me permettrai pas de dire qu’elle est un devoir spécial pour les catholiques, mais à ceux d’entre eux qui tiennent que de l’Encyclique De conditions opificum date une ère nouvelle, — comme si jamais, avant cette Encyclique, l’Eglise ne s’était occupée des misérables, — je me permettrai de demander pourquoi ils laissent volontairement dans l’ombre un de ses plus beaux passages, celui qui la termine et qui est un magnifique éloge de la charité, « la charité reine et maîtresse de toutes les vertus ». « C’est en effet, ajoute l’Encyclique, d’une abondante effusion de charité qu’il faut principalement attendre le salut, magna effusione caritatis. » Ceux qui se plaisent à répéter qu’en matière sociale et politique il n’est pas permis d’avoir une autre opinion que celle du Saint-Siège, devraient donc, ce semble, parler un peu moins de justice, et un peu plus de charité.

Mais s’il faut faire la charité, il faut la bien faire. Il n’y a rien qui supporte d’être mal fait, pas même le bien ; je serais presque tenté de dire, surtout pas le bien ; car le mal, mal fait, ne fait de tort qu’au mal, tandis que le bien, mal fait, fait du tort au bien. Or il s’en faut que la charité ait toujours été bien faite dans notre pays. Ce qui lui fait principalement du tort dans certains esprits de bonne foi et non prévenus, c’est que par un abus de langage on la confond presque toujours avec l’aumône. Or si l’aumône est la forme la plus fréquente de la charité, elle n’est pas toujours la meilleure ; parfois même, nous Talions voir, elle est la plus mauvaise. L’aumône, telle que chacun de nous, sauf exception, la pratique et la comprend, consiste à donner une partie de son